Europe de la défense et coopérations européennes : audition de la directrice générale d’Eutelsat

Les satellites en orbite basse jouent un rôle crucial dans la défense. La guerre en Ukraine a mis en évidence l’importance stratégique de l’Internet par satellite. Suite à l’attaque russe sur les infrastructures de communication ukrainiennes, le gouvernement ukrainien a sollicité Starlink pour assurer son accès à Internet. Les récentes menaces de suspension du service à l’Ukraine ont souligné la nécessité pour l’Europe de se doter d’un accès souverain à l’Internet spatial. Il est désormais reconnu que les satellites sont essentiels dans le domaine militaire, que ce soit pour l’observation des mouvements de troupes, le guidage des missiles ou la sécurisation des communications.

L’Europe du spatial fait face à de nombreux défis. Il s’agit d’accélérer pour rester compétitif face aux États-Unis, de développer des applications pour la défense et d’assurer la durabilité du modèle de constellation en orbite. Eutelsat semble bien positionné pour répondre à ces défis, comme en témoigne la forte hausse de sa valorisation boursière le jour de la rencontre entre le président Trump et Zelinski, et suite à l’annonce de la suspension du soutien à l’Ukraine par les États-Unis. En effet, l’action est passée de 1,19 € le 28 février 2025 à 8,85 € le 5 mars. Cependant, elle a rebaissé jusqu’à 3,41 € à la clôture de la Bourse de Paris hier soir. Cette montée puis cette redescente peuvent entraîner des difficultés pour l’entreprise. Pourriez-vous nous donner votre interprétation de cette hausse puis de cette baisse ? Cette valorisation boursière peut-elle entraîner des difficultés dans votre entreprise ? D’autre part, pourriez-vous également préciser quels sont les principaux défis auxquels vous devez faire face pour mener à bien votre projet Iris², qui vise à déployer une constellation de 290 satellites pour concevoir un réseau Internet sécurisé destiné aux gouvernements et aux armées d’ici 2030 ? Serez-vous à l’heure ? Par ailleurs, vos partenaires industriels sont-ils au rendez-vous ? Rien ne peut se faire sans eux. Enfin, quelle est votre stratégie face à tous ces défis ? Nous attendons donc, Madame la Directrice Générale, vos éclairages sur tous ces sujets. Sans plus attendre, je vais vous céder la parole. Merci.


Merci, Monsieur le Président. Merci, Mesdames et Messieurs, de nous recevoir ici. Je m’appelle Eva Bernek, je suis la directrice générale de Eutelsat. Je sais que j’ai un petit accent en français, alors n’hésitez pas à m’indiquer s’il y a quelque chose qui n’est pas compréhensible. Mes collègues vont le faire aussi, bien sûr. J’ai pris la tête de Eutelsat il y a maintenant trois ans, et après six semaines à la tête de Eutelsat, cette crise en Ukraine a démarré et nous la suivons depuis toujours. Je pense que nous allons y revenir parmi les questions. La dernière fois que Eutelsat a passé devant cette commission, c’était en avril 2021, il y a bien quatre ans, bien avant la crise en Ukraine et bien avant que Eutelsat ne devienne un opérateur multi-orbite. Comme l’a dit Monsieur le Président, nous avons les satellites géostationnaires, qui sont l’opération historique de Eutelsat, mais aujourd’hui nous sommes les seuls, à part Starlink, à être dotés d’une constellation en orbite basse. Je vais vous faire une courte présentation de Eutelsat Groupe avec un peu de contexte spatial dans un contexte militaire et un contexte d’entreprise. Je vais essayer aussi de répondre à vos questions, Monsieur le Président, sur les cours des bourses et les principaux défis devant Eutelsat Groupe. Vous savez bien que l’espace aujourd’hui est à la fois un champ de compétition, de contestation et d’affrontement, malheureusement militaire. Les volets duals de l’espace, qui sont à la fois des systèmes de communication souvent intégrés dans les systèmes d’armes et des architectures de commandement, ont aussi des utilisations non militaires, commerciales. Par exemple, vous avez vu récemment en Espagne que Hispasat, un opérateur espagnol, a été intégré dans les systèmes d’Indra. Cela montre vraiment le rapprochement entre tout ce qui est militaire et commercial. On voit aussi une industrie spatiale européenne très concurrencée, surtout vis-à-vis des Américains, mais bientôt aussi des Chinois. Les Américains sont revenus dans le spatial il y a maintenant une quinzaine d’années et ont investi massivement, à la fois sur leurs propres moyens mais surtout avec des opérateurs comme Starlink et SpaceX, qui ont développé des compétences extraordinaires et industrialisé le secteur spatial. Ce sont des enjeux très forts de souveraineté. Si nous ne nous mettons pas ensemble en Europe, nous aurons le choix de nous accrocher soit au train américain, soit au train chinois. L’Europe a une industrie vivante et innovante, avec de grandes entreprises comme Airbus ou Thales, ou même Arianespace, qui sont importantes pour les pays européens.

Eutelsat Groupe est aujourd’hui une combinaison entre Eutelsat et OneWeb. Eutelsat est un opérateur historique créé par les pays européens il y a maintenant 46-47 ans. Chaque pays avait des positions orbitales sur l’arc géostationnaire et ils ont décidé de les exploiter ensemble, créant ainsi Eutelsat, une collaboration européenne autour des spectres que possédait chaque pays. Nous avons une organisation internationale derrière nous qui possède encore les spectres, mais nous sommes la seule entreprise à exploiter ces spectres sur les satellites géostationnaires. Nous avons développé une grande activité autour de la vidéo et du broadcasting. Vous avez certainement entendu parler de nous car nous diffusons presque 6500 chaînes à travers le monde sur nos 35 satellites, pour des chaînes comme Canal+, Sky, et d’autres. Chaque fois que vous voyez une parabole, c’est parce que cette maison reçoit la télévision par satellite. Aujourd’hui, cela représente environ la moitié de notre activité, mais elle est en déclin car la plupart des gens reçoivent la télévision par Internet. L’autre activité, qui est en croissance, est la connectivité. Il y a un an et demi, nous avons fusionné avec OneWeb car nous avions besoin de connectivité avec une latence basse, proche de celle de l’Internet normal, c’est-à-dire 50-70 millisecondes. Nous sommes aujourd’hui la seule alternative à Starlink car nous avons acheté OneWeb, une entreprise anglaise qui avait une constellation en orbite basse. Malheureusement, même si nous avons beaucoup d’argent, il faut au minimum 5-7 ans pour lancer une constellation. Nous avons donc opté pour acheter quelque chose qui était déjà bien avancé. D’ici la fin de l’année, nous aurons une couverture mondiale, y compris les océans, l’Afrique, l’Inde et l’Asie.

Nous sommes un acteur principalement français, avec notre siège à Issy-les-Moulineaux, mais nous sommes aussi au cœur de la chaîne de valeur spatiale européenne. Contrairement à Starlink, qui fait tout lui-même, nous opérons dans un écosystème où nous achetons les satellites souvent chez Thales ou Airbus, les terminaux chez IntelSat ou Cometa, et les lanceurs chez Arianespace ou même SpaceX. Nous sommes d’abord un opérateur, comme France Télécom, qui ne produit pas ses propres iPhones ni ses propres tours. Nous avons aussi des actionnaires qui reflètent notre position mondiale. Notre premier actionnaire est Bharti Telecom, un grand opérateur télécom en Inde et en Afrique. Notre deuxième actionnaire est BPI, avec l’État français derrière. Notre troisième actionnaire est le gouvernement anglais, venu avec l’acquisition de OneWeb. Notre quatrième actionnaire est CMA CGM, un acteur important dans le secteur maritime, qui utilise beaucoup notre connectivité.

Nous sommes de plus en plus intégrés dans la défense en France et en Europe. Nous avons une relation de proximité avec la défense, et cela se voit dans notre témoignage aujourd’hui. Nous avons des collaborations avec Airbus et Thales sur la connectivité en orbite basse, ainsi que des contrats avec Astel. Cette activité est émergente, mais elle prend beaucoup d’attention chez nous. Nous attendons avec impatience son développement. Il y a aussi un changement au niveau européen avec la nomination d’Andrius Kubilius, ce qui montre bien cette dualité entre être commissaire européen à la défense et à l’espace.

Le projet de constellation Iris², lancé par la Commission européenne, vise à créer une capacité souveraine européenne pour les gouvernements militaires, mais aussi en partenariat public-privé. Nous sommes les premiers investisseurs privés à côté de la Commission, dans le consortium SpaceRise, qui compte également SES, l’opérateur luxembourgeois, et Hispasat, l’opérateur espagnol. Nous investissons presque autant dans Iris² que dans notre propre constellation pour assurer une continuité de la capacité jusqu’à l’arrivée d’Iris² en 2031. Nous devons pouvoir répondre rapidement aux crises comme celle en Ukraine.

Même si Iris² est un projet à 10,6 milliards d’euros, il reste modeste par rapport aux investissements militaires américains, qui sont les plus gros clients des opérateurs satellitaires. Nous faisons face à cette dominance américaine dans le secteur spatial, ainsi qu’à des acteurs émergents en Chine. Il est urgent de créer une alternative souveraine européenne pour ne pas dépendre des solutions américaines ou chinoises. Nous devons aussi renforcer l’industrie européenne, par exemple en produisant des terminaux pour nos constellations en Europe. Airbus et Thales produisent encore des satellites géostationnaires, mais ils ne sont pas très concurrentiels pour les satellites en orbite basse. Le projet Iris² vise à développer cet écosystème européen.

La France joue un rôle majeur dans ce projet, avec des opérateurs comme nous, ainsi que des industriels comme Thales et Airbus. Nous avons des projets en cours avec les militaires français et la DGA, en partenariat avec les industriels français. Nous développons également la connectivité avec OneWeb, mais ces projets restent modestes par rapport aux contrats avec les militaires américains. Nous avons hâte de continuer notre développement et notre collaboration avec les acteurs français.

Sur les cours des bourses, la souveraineté et la défense de l’Ukraine sont devenues des sujets importants. Notre flottant limité sur la bourse, avec des actionnaires stables, explique en partie les variations. La réalisation que nous étions la seule alternative à Starlink en Ukraine a fait apparaître Eutelsat comme un opérateur critique et nécessaire. Nous devons garantir que notre actionnariat reflète cette dualité entre souveraineté et activité commerciale.

Les autres défis incluent la poussée d’Iris², notre vision pour le futur, et la création d’une continuité jusqu’à l’arrivée d’Iris² en 2031-2032. Nous devons rester agiles pour lancer plus de satellites et assurer la continuité de la capacité pour nos clients. Même après l’arrivée d’Iris², nous continuerons à lancer des satellites pour couvrir des zones comme les pôles, qui sont importants pour les fins militaires. Nous devons financer tout cela, ce qui est un défi en cours.

Je pense avoir couvert les principaux points. Merci.