Le Lotus bleu, l'ouverture au Monde et les retrouvailles plus de 40 ans après

Comment ne pas se souvenir de cet épisode où Tintin plonge dans un fleuve en crue quelque part en Chine, nageant au secours d’un jeune Chinois à deux doigts de se noyer ? Si le célèbre reporter a réussi cette fois-ci à sortir de l’eau son futur ami Tchang, l’homme, le vrai, celui qui a inspiré Hergé lors de la création de l’album Le Lotus bleu, s’est éteins en 1998 à l’âge de 93 ans à Nogent-sur-Marne, près de Paris. Peintre et sculpteur de formation, il s’est installé en France depuis 1985, grâce à l’action commune de Régis Debray, alors conseiller de Mitterrand pour les Affaires étrangères et du ministre de la Culture de l’époque, Jack Lang.

«Catholique depuis plusieurs générations», fils unique d’une famille de sculpteurs installés à Shanghai, Tchang Tchong Jen parvient au début des années 30 à obtenir une bourse pour se rendre une première fois en Europe et y perfectionner son talent d’aquarelliste. En arrivant à Bruxelles, il sait déjà le français. Il l’a appris à Shanghai avec un jésuite français auquel il a enseigné le chinois en retour. En 1934, il reçoit son diplôme de l’Académie royale des beaux-arts de Bruxelles. C’est aussi l’année où il rencontre pour la première fois Hergé.

C’est l’abbé Gosset, aumônier des étudiants chinois de l’Université catholique de Louvain, qui arrange la rencontre. Informé par la presse de l’intention du dessinateur d’envoyer son intrépide et déjà très populaire reporter Tintin en Chine, il propose à Hergé les services d’un «conseiller pour les affaires chinoises», qui ne sera autre que Tchang. Il tient ainsi à éviter que l’auteur ne reproduise les clichés et préjugés largement répandus en Europe et souvent malveillants envers la Chine.

Très rapidement, une amitié naît entre les deux hommes. Ils passent leurs dimanches à discuter de la Chine et de l’album en construction. Pour la première fois, Hergé se documente à fond avant de se lancer dans l’aventure. En plus de l’initier à la vie et à la culture de son pays (avec une petite pointe de propagande contre l’envahisseur japonais, qui occupe la Mandchourie à cette époque), Tchang exerce également une influence artistique et philosophique sur Hergé. Une influence dont ce dernier lui sera toujours reconnaissant.

À sa sortie, Le Lotus bleu sera un succès phénoménal, tout comme, plus tard, Tintin au Tibet (1960), autre album où apparaît le personnage de Tchang. L’imaginaire de plusieurs générations d’Européens en sera profondément imprégné. En 1935, le vrai Tchang doit cependant rentrer précipitamment en Chine auprès de sa famille. Il ne reverra pas Hergé avant longtemps. Entre-temps, Tchang se marie et a quatre enfants. Il fonde une école de peinture et de sculpture à Shanghai qu’il dirige durant trente ans, jusqu’à ce que la Révolution culturelle le balaie en 1966. Il est interné dans un camp de rééducation avant de se voir contraint à ramasser des clous dans une aciérie.

Dans les années 70, il reçoit enfin des nouvelles d’Hergé. Ce dernier entreprend alors d’interminables démarches administratives qui aboutissent, en 1981, au retour de Tchang Tchong Jen à Bruxelles. Pour cette occasion unique, l’aéroport de Zaventem est bondé. Personne ne veut manquer le moment historique de voir apparaître l’ami de Tintin en chair et en os. Après quarante-sept ans de séparation, Hergé et Tchang se revoient enfin. Ils s’embrassent, l’émotion est intense, ils ne trouvent pas les mots devant la forêt de micros et de caméras braquée sur eux.

Tchang découvre alors avec étonnement que toute la Belgique le connaît à travers les albums de Tintin. Il va de réception en réception et reçoit un courrier abondant de tous les admirateurs de l’œuvre d’Hergé. Georges Remi est mort le 3 mars 1983, Tchang le rejoint pour toujours un peu plus de quinze ans après.