L’affaire Tangorre représente, avec un recul de plusieurs décennies, l’archétype parfait de cette dérive intellectuelle française qui allait plus tard se cristalliser dans ce qu’on nomme aujourd’hui le wokisme. Permettez-moi d’en décortiquer les mécanismes.
Tout commence comme une banale affaire criminelle : un prédateur sexuel sévit dans les beaux quartiers de Marseille. La police fait son travail, rassemble des preuves matérielles, recueille les témoignages concordants des victimes. Jusque-là, rien que de très ordinaire dans les annales judiciaires. Mais c’est là que le génie pervers de Tangorre entre en scène : il parvient à se présenter comme la victime d’un système, transformant une affaire criminelle en cause politique.
Et quelle réussite ! Voyez plutôt le casting de ses défenseurs : Pierre Vidal-Naquet, l’historien respecté de la guerre d’Algérie, Marguerite Duras, la grande prêtresse des lettres françaises. La crème de l’intelligentsia parisienne se mobilise pour ce supposé innocent, victime d’une machination policière. On croirait presque relire l’affaire Dreyfus, si ce n’était l’absence totale de fondement.
Le plus fascinant - et le plus révélateur - est la capacité de ces intellectuels à ignorer superbement la réalité factuelle. Les preuves ? Balayées d’un revers de main. Les témoignages des victimes ? Suspectés de manipulation policière. Cette posture intellectuelle, ce réflexe pavlovien de défiance envers les institutions et de sympathie pour tout prétendu opprimé, n’est-elle pas l’exact précurseur de nos débats contemporains ?
Le sommet de cette farce tragique est atteint avec la grâce présidentielle de Mitterrand en 1988. Quelle plus belle illustration de cette connivence entre une certaine gauche intellectuelle et le pouvoir politique ? La suite est hélas prévisible : Tangorre récidive, encore et encore. Mais le plus stupéfiant reste peut-être l’aveuglement de ses parents, illustration parfaite de ce déni militant qui sacrifie la réalité sur l’autel de ses convictions.
Cette affaire nous tend un miroir peu flatteur : celui d’une société où l’idéologie peut primer sur les faits les plus évidents, où le statut de victime devient un sauf-conduit moral, où l’engagement intellectuel se transforme en posture déconnectée du réel. N’est-ce pas, en fin de compte, le même mécanisme que nous observons aujourd’hui dans certains débats sociétaux ?
La tragédie Tangorre nous rappelle que l’aveuglement idéologique n’est pas une nouveauté de notre époque. Il a simplement changé de costume, troquant le gauchisme traditionnel contre des formes plus contemporaines de déni de réalité. Plus ça change, comme disent nos amis anglophones…
Voici l’histoire racontée par « Au bout de l’enquête »
Première partie:
Deuxième partie:
Tout le monde le présentait comme une victime d’erreur judiciaire… Il était en fait un champion de la récidive. Au tournant des années 80, Luc Tangorre aura réussi à flouer tout le gratin intellectuel français jusqu’au président de la République. Pourtant, son parcours criminel, que nous décrypterons en 2 épisodes avec le professeur de criminologie Alain Bauer, est celui d’un violeur en série ayant fait plus d’une vingtaine de victimes en près de 40 ans. « Affaire Luc Tangorre, la force du déni », 1er épisode, c’est un film d’Hélène Gauthier.
En août 2014, on m’appelle en fin d’après-midi pour une agression sexuelle dans la station du Grau-du-Roi, dans le Gard, près de la plage, sur une aire de jeux. Une structure de jeux gonflables avec une espèce de labyrinthe fait de boudins gonflables qui montent assez haut, 1,80 m. On m’explique qu’une petite fille dénonce un adulte qui aurait abusé d’elle. Une jeune fille va sortir en criant, en appelant sa mère, en expliquant qu’un homme l’a regardée bizarrement quand elle est rentrée, l’a suivie et s’est frotté contre elle à plusieurs reprises, donc il y a un peu de confusion. Cet homme parvient à s’éclipser. Il va sur la plage. Il va se baigner avec sa fille qui a 13 ans à l’époque. Les gendarmes sont alertés donc il est rapidement rattrapé.
Jusque-là, c’est un fait divers malheureusement banal. Sauf qu’immédiatement, mon contact me donne le nom de la personne incriminée. Il s’agit de L.Tangorre. L.Tangorre est un nom qui résonne car il fait partie des grandes annales judiciaires du sud de la France. "J’ai débuté ma carrière à la fin des années 80. Quand on s’intéresse aux faits divers, c’était impossible de ne pas avoir entendu parler de L.Tangorre. On vient de me rendre la liberté, mais la liberté sans honneur, je crois que ça ne correspond absolument à rien. Cet homme a un sacré passé judiciaire. Immédiatement, quand on parle de L.Tangorre, ce qui me revient en tête, c’est sa personnalité. Il a réussi à manipuler près de 2000 personnes. J’ai la conviction absolue que L.Tangorre est innocent des crimes pour lesquels il a été condamné.
Nos confrères vont réussir à prendre en photo L.Tangorre à son arrivée au palais de justice. Ce sont les 1res images qu’on revoit de ce personnage qui a défrayé la chronique judiciaire 25 ans plus tôt. L’arrestation et la mise en examen de L.Tangorre, surnommé le violeur des quartiers sud de Marseille… En 2014, quand le nom de Tangorre réapparaît dans l’actualité, pour moi, c’est une petite bombe aussi. Il a masqué la vérité! Allez dans la salle des pas perdus. Il a masqué la vérité!
L’affaire commence en 1979 par des agressions sexuelles dirigées contre des femmes à Marseille dans les quartiers sud. Je l’avais surnommé d’emblée le violeur des quartiers sud. J’habitais à l’époque dans le 8e arrondissement. C’était vraiment l’endroit où vivait la bourgeoisie marseillaise. Mazargues, le Roucas-Blanc, Morgiou… C’étaient des quartiers on ne peut plus tranquilles. Mais on sait qu’à ce moment-là, la nuit, dans les quartiers sud de Marseille, ça craint pour les femmes. Ce qui interpelle, c’est la répétition presque quotidienne, rapide, de ces viols. Il attend entre 23h et 4h du matin ses futures proies, ses victimes, des jeunes femmes qui se garent près de chez elles.
Ma malheureuse cliente, Sylviane, rentre chez elle. Un individu l’aborde. Il est à visage découvert. C’est incroyable. Le violeur des quartiers sud procède par ruse. Il va l’aborder en homme traqué qui lui dit: « Je suis en cavale, je ne vous ferai aucun mal mais sortez-moi de là. » Elle va un peu se rebiffer et sous la menace d’une arme, il va l’embarquer. C’est là qu’il s’installe à côté de la future victime pour aller dans un lieu sûr, très calme, des quartiers sud notamment, le parking de la calanque de Morgiou. C’est un endroit un peu éloigné, isolé de Marseille. A part les amoureux, la nuit, il y a peu de monde. Une fois arrivés sur le parking… il change totalement de discours. Il dit carrément: « Je vais te violer. Si tu fais ce que je te dis, je ne te tuerai pas. » La femme, évidemment terrorisée, s’exécute. Elle obéit à ses ordres pour assouvir ses fantasmes sexuels. Une fois les actes accomplis, le violeur des quartiers sud redevient très doux, avec des gestes de politesse qui sont presque incongrus au regard de la violence qui vient d’être la sienne. Ensuite, il se fait raccompagner à l’endroit même où il a kidnappé sa victime. Son regard devient moins farouche. Il se resociabilise. Et, presque, parfois, il a tendance à s’excuser.
C’est un inventeur, un menteur chronique. Même quand il est dans le crime, alors qu’il n’a pas besoin d’inventer, puisqu’il menace et que ce qui fait qu’elle le suit, c’est l’arme, pas le bobard, il invente une histoire. Il les giflait, les frappait… Il tapait. Méchamment. Donc les femmes étaient quasiment obligées de se soumettre. Il y a même une femme qui avait le visage en sang. Elle a raconté aux policiers: « J’ai pris le sang sur mon propre visage et je le lui ai collé sur la figure pour qu’il se souvienne toujours de moi. »
On a affaire à un violeur qui accumule les éléments de répétition. Le modus operandi est névrotiquement toujours le même. On est quand même dans le prototype du violeur qui se met en scène. Il a toujours la même tenue vestimentaire, ce qui est quand même un élément favorable à un repérage donc c’est très imprudent. Toujours le blouson noir… Toujours des baskets, un jean… La même voiture. Puisque des victimes reconnaîtront le bruit du véhicule en l’identifiant à une 2CV.
Les femmes sont terrorisées. Une psychose du violeur des quartiers sud s’est répandue dans tout Marseille. Les femmes n’osent plus sortir. Elles sont accompagnées constamment de leur compagnon ou d’un parent, d’un ami. Les femmes, les jeunes femmes surtout, avaient peur de ce violeur insaisissable, dont on avait cependant le portrait. Un jeune homme, pas très grand, 1,70 m, type européen, très brun, une moustache noire, le regard farouche. Toutes les victimes décrivent ce type d’individu. Toutes. Il y a 17 personnes sur 18 mois qui vont dénoncer le même profil, la même signature criminelle. Donc le préfet de police et le préfet de région à l’époque disent stop. Ils donnent l’ordre à toutes les formes de police judiciaire, sûreté urbaine, renseignements généraux à l’époque, de se polariser sur le violeur des quartiers sud. Toutes les patrouilles disposent de ce portrait-robot.
Il est 23h30 le 12 avril 1981 et c’est ici même, à l’angle de la rue Daumier et du Prado, que va se dérouler l’interpellation du violeur des quartiers sud. Les policiers vont être, et ça, c’est le flair du flic, vont être intrigués par l’attitude d’un individu un peu bizarre. Il est là, fait les 100 pas… Il est à proximité d’un parking. Et il colle au portrait-robot. Il a des baskets blanches, une moustache… Les policiers l’interpellent immédiatement. Là, ils vont découvrir, après avoir demandé son identité, que c’est L.Tangorre. Quand on voit le portrait-robot et le visage de Tangorre, on est vraiment obligé de dire qu’il y a une ressemblance indiscutable entre les 2.
Tangorre leur dit: « Attendez, ma voiture est garée là. » Et c’est comme ça que les policiers vont faire la correspondance avec les témoignages de nombreuses victimes qui font état d’une 2CV. C’est le Petit Poucet, quelque part. Il s’autodésigne comme le violeur des quartiers sud. Les policiers sont intrigués, car il sort de son blouson un couteau empaqueté avec une lame importante. Ils se demandent, très justement d’ailleurs, pourquoi un jeune homme peut se balader dans Marseille avec un couteau dans le blouson à 23h30. Et Tangorre répond très tranquillement que c’est pour équiper le studio de son amie, Patricia. « Il n’y a pas de couteau, je ne peux pas couper ma viande… » Les policiers sont encore très intrigués car ils ne croient pas une seconde à ce discours. Donc il se retrouve immédiatement à l’Evêché, l’hôtel de police de Marseille, où il passe sa 1re nuit de garde à vue. A partir de là, on a un suspect qui se défend bec et ongles, qui se défend avec une telle énergie qu’ils ont presque envie de le croire.
Et il va y avoir une perquisition. Cette perquisition est très intéressante car les policiers vont découvrir un objet qui va devenir une preuve. C’est une arme factice. C’est une époque où il n’y a pas les analyses ADN ni les empreintes génétiques, pas encore. En revanche, ils ont décelé sur le pistolet des traces de terre qui ont été analysées, qui contiennent du baryum et qui correspondent aux traces de terre du parking de Morgiou où Tangorre amenait ses victimes. Mais les policiers vont découvrir aussi une parka sur laquelle on décèle des traces de graisse. Les policiers vont faire expertiser les taches qui figurent sur ses vêtements et vont trouver des traces de vaseline et d’huile de moteur. Il s’avère que les victimes sont très éloquentes à ce sujet. Pour arriver à les violer, L.Tangorre utilisait de l’huile de moteur ou de la vaseline.
Donc on commence quand même à avoir une série d’éléments très probants. Il va donc falloir le présenter aux victimes. Les policiers vont donc faire une parade pour que les victimes, derrière une glace teintée, puissent reconnaître leur agresseur au milieu de policiers, qui ont des signes caractéristiques de ressemblance. A ce moment-là, il y a 4 femmes agressées, violées, qui disent: « C’est lui. » Il y en a une qui dit aux policiers: « Quand vous avez eu sur vous, à 3 cm de votre visage, un violeur, vous n’oubliez jamais son visage. Je suis sûre de moi. C’est lui. » Mais il y en a d’autres qui disent « je ne sais pas », qui restent hésitantes. Confronté à ma cliente, il est reconnu, il n’y a aucun doute, elle ne recule pas d’un millimètre… Elle a même dit: « Si j’avais le moindre doute, je ne prendrais pas le risque d’envoyer un innocent en prison. »
Le directeur d’enquête, quand il voit ce suspect, tombe des nues: « Ça ne peut pas être lui! » Il répond à toutes les questions, il est très calme, très gentil, issu d’une bonne famille… Il avait la confiance de ses parents, de ses amis. Il avait un tas de copines, une fiancée. C’était un garçon équilibré qui n’avait aucun problème. Il n’a jamais fait montre de la moindre violence envers ses amis, envers sa petite amie notamment, qui dira qu’il a une sexualité parfaitement normale. Il avait même donné des cours d’alphabétisation aux immigrés, fait des choses formidables. Le profil de L.Tangorre ne correspond pas à ce qu’on imagine d’un agresseur sexuel. Les parents de L.Tangorre sont des gens bien, corrects, des travailleurs. Ils ont un fils, ils l’adorent. Il va devenir enfin professeur d’éducation physique. Ce rêve va sombrer d’un coup, parce que… « Comment notre fils a-t-il pu commettre des actes aussi monstrueux la nuit? » Ils ne peuvent pas le croire. Ils sont prêts à remuer ciel et terre pour le sortir d’affaire.
L.Tangorre est un homme qui écrit beaucoup en prison, qui va alerter la Terre entière sur ce qu’il estime être une erreur judiciaire. Il va y avoir tout de suite une mobilisation des consciences de gauche. L.Tangorre va prendre pour avocate Me Dissler, une avocate du reste très honnête, je ne mets pas du tout en cause la qualité de l’avocate. C’est une fille très bien. Cette avocate était proche de la Ligue des droits de l’homme. Elle a même mené des combats courageux, idéologiques pour la bande à Baader. Et ce choix n’est pas inintelligent. Il fait un choix militant. Ça ne me gêne pas, à l’époque. Me Dissler était une amie. On avait de bonnes relations. Je le dis tout de suite, à l’époque, j’étais à gauche. Ce que Me Dissler a fait, je l’aurais fait. Je me serais laissé embarquer par le personnage. On sent très rapidement qu’il a une force de conviction très importante et qu’il est capable de mobiliser l’intérêt des autres et de les amener à s’intéresser à lui et à ses affaires. C’est une caractéristique de sa personnalité.
L.Tangorre est donc mis en examen et incarcéré à la prison des Baumettes, mais il clame son innocence. Alors que l’instruction se poursuit, son avocate va pointer les nombreuses zones d’ombre de l’enquête. En juin 1981, la 1re visite que je lui ai faite, à la prison des Baumettes, il était en grève de la faim car son dossier n’avançait pas et qu’il lui semblait que le magistrat instructeur instruisait plus à charge qu’à décharge. Quand j’ai vu Luc, j’ai compris qu’il était en train de mourir, il ne pouvait plus me parler, alors j’ai pris la main de sa fiancée, nous sommes allés le soir même trouver le juge d’instruction. J’ai dit: « M. le juge, qu’est-ce que vous attendez? Un cadavre dans vos bras? Vous ne voyez pas que Luc est en train de mourir? » Il a pris ses clés de sa poche et, c’est là que c’est grave, quand il les a sorties, il les a fait sonner devant mes yeux en me disant: « Ça dépend de moi, si Luc doit sortir ou pas. » Vous ne croyez pas que ce n’est pas abusif, ça?
Les défenseurs de L.Tangorre utilisent les moyens à leur disposition, notamment la parade d’identification. Ils vont jouer là-dessus en disant que les policiers sont frais du matin, alors que L.Tangorre vient de passer une nuit de garde à vue, qu’il est ébouriffé… Il a des vêtements froissés, il n’a pas de lacets. L.Tangorre était le seul à porter des baskets blanches. Tous les autres policiers qui faisaient partie de la parade de reconnaissance avaient leurs chaussures noires. Par ailleurs, les victimes disaient que leur agresseur mesurait 1,68 m à 1,70 m, et vous voyez bien que tous les figurants de cette parade de reconnaissance sont bien plus grands que lui, font plus de 1,80 m. Ou il y a des manques, ou il y a des incohérences. La plupart des jeunes filles disent que leur agresseur avait un pistolet, or, quand il a été perquisitionné, on a retrouvé un pistolet, mais c’était un jouet qui avait un bout rouge, et à aucun moment une victime n’a parlé d’un pistolet à bout rouge alors que ce bout rouge était très visible. Il y a comme ça, dans ce dossier, une série d’éléments véritablement aberrants. La 2CV, Luc en a fait l’acquisition fin janvier 1981, donc un an après les faits qu’on lui reproche, alors que les jeunes filles disent que leur agresseur est parti en 2CV. Luc n’était pas possesseur de cette 2CV.
Il a des arguments pour tout. Il discute tout. Il nie tout. A chaque fois, il trouve le moyen de retourner la situation. Finalement, c’est une victime. Il est très rusé. Il a réponse à tout. On n’a pas affaire à un gros con mais à un type très élaboré qui n’est pas un violeur d’occasion. La tartufferie du personnage… Pour un peu, il aurait adhéré à une ligue pour la lutte contre le viol. Le juge était véritablement convaincu que L.Tangorre était l’auteur de ces faits et il était imperméable à toute demande. C’était incroyable. On avait demandé une contre-expertise chimique pour la terre. On avait fait un tas de demandes, mais tout a été refusé. Moi, je sais pourquoi mais… C’est difficile à dire… La greffière du juge était voisine d’une des victimes donc la fille l’avait convaincue que c’était bien L.Tangorre qui était coupable.
On dénombre 17 victimes, mais à l’époque, la loi sur le viol n’était pas ce qu’elle est aujourd’hui. La fellation, par exemple, n’était pas un viol. Il y a des victimes, qui ont été la proie de violences sexuelles, que la justice n’a pas pu considérer comme des victimes de viol. Sur les 17 agressions commises par L.Tangorre, seuls 4 viols sont retenus, notamment parce qu’à l’époque, la définition du viol n’était pas la même qu’aujourd’hui. Alain, quelle a été l’évolution du droit sur ce sujet? C’est en 1810, dans le code Napoléon, que le Code pénal prévoit la condamnation des violences sexuelles. Son article 331 précise: « Quiconque aura commis le crime de viol ou sera coupable de tout autre attentat à la pudeur consommé ou tenté avec violence contre des individus de l’un ou l’autre sexe sera puni de la réclusion. » L’expression « tout autre attentat à la pudeur » vise ce qui est appelé aujourd’hui une agression sexuelle. Tout était alors considéré comme un crime. Mais la jurisprudence a longtemps considéré que le viol n’était, en tant que tel, que la pénétration forcée du sexe d’une femme par un homme. Il n’était retenu que lorsque l’homme avait utilisé la violence. Le viol n’était alors possible qu’en dehors du mariage et les hommes ne pouvaient pas être violés. En 1857, c’est l’arrêt Dubas qui introduit les éléments de surprise et de contrainte. En 1980, enfin, une loi définit pour la 1re fois le crime de viol en reprenant les éléments de la jurisprudence des dizaines d’années précédentes mais les agressions sexuelles deviennent de simples délits et non plus des crimes. Le viol est alors puni de 10 ans d’emprisonnement au lieu de la réclusion à perpétuité. Avec la réforme du Code pénal de 1992, les menaces sont ajoutées, l’échelle des peines est alors revue et le crime de viol est puni de 15 ans de réclusion criminelle.
Le procès de L.Tangorre s’ouvre le 19 mai 1983. Je me rends compte que dès l’audience se met en place une espèce de fable. On va nous écrire une autre histoire. Tangorre est là: « C’est pas moi. C’est pas possible. Moi, je m’appelle L.Tangorre. Je suis quasiment professeur d’éducation physique. Tous les témoins qui vont venir ici vont affirmer ma bonne foi. Le reste, tout ce que vous avez inventé, ces fausses reconnaissances, ce pistolet factice, ce n’est rien ce n’est pas moi. » Je dirais qu’il était même un peu trop combatif. Il en faisait trop. Il est venu avec son dossier, qu’il connaissait par coeur. Il a énervé immédiatement le président de la cour d’assises et il a clamé son innocence tout au long du procès. Il avait l’air sincère. Il avait l’air complètement sincère! A aucun moment je n’ai trouvé qu’il jouait mal la comédie. Ce qui était très difficile, c’était l’arrogance de l’innocent. C’était très pénible pour les victimes de s’entendre dire qu’elles se trompaient, pas forcément qu’elles mentaient mais qu’elles se trompaient. Ma cliente, il la regardait bien en face. Elle a dit: « Mais je vous reconnais! Vous êtes un menteur! » Et lui, imperturbable, poli, de lui dire: « Madame, je suis désolé mais vous vous trompez. Ce n’est pas moi. Vous me prenez pour un autre. » Ma cliente était furieuse qu’on puisse mettre en doute son témoignage. C’était très douloureux, quoi. Ca a incité certaines femmes, à l’époque, à avoir l’attitude contraire de ce qu’elles sont aujourd’hui, presque à se refermer sur elles-mêmes et avoir honte de ce qui s’est passé, comme si elles étaient elles-mêmes coupables. De quoi, grands dieux? Mais de rien!
Les parents de L.Tangorre, je les regardais avec gentillesse. Ils sont à plaindre. Mais j’ai cessé d’être gentil quand j’ai vu qu’ils s’engageaient violemment dans la défense de leur fils contre les victimes. Ses parents réagissaient de manière à énerver un peu tout le monde. Le père de Luc se levait… C’était vraiment un cirque pas possible. J’ai vécu ça difficilement. Les victimes seront 2 fois victimes, une fois victimes du viol et une fois victimes de l’accusation d’avoir menti ou de s’être trompées, ce qui est quand même lourd à porter. L.Tangorre est impénétrable. Il est dans le box des accusés. Il regarde les gens. Les avocats sont conscients du risque qu’il encourt sur le plan pénal donc eux sont… On voit bien la peur qui les habite. J’allais dire qu’il joue sa tête, non mais presque.
Il le vivait très mal. Il s’est battu jusqu’au bout. L’avocat général a eu une phrase dont je me souviens. Il a dit, et ça a impressionné les jurés: « Violer quelqu’un, c’est le tuer durant quelques minutes. Violer quelqu’un, c’est mettre sa vie entre parenthèses et l’on ne sait jamais quand cette parenthèse se refermera. » Le verdict s’est joué à une voix près. La culpabilité de L.Tangorre a été déclarée à une voix près. Une véritable déconfiture. Au moment du verdict, il y a eu des cris parce que la famille, les parents, frères et soeurs, amis se sont rebellés, révoltés. Ils ont crié: « C’est une injustice, une erreur judiciaire, vous condamnez un innocent! » La cour est restée de marbre. La cour connaissait son sujet, même s’il y avait certaines failles, c’est vrai, dans le dossier d’instruction. Il a été condamné mais il a continué à dire « je suis innocent ». Il n’a jamais lâché 1 cm de terrain à l’accusation en disant qu’il était injustement condamné. Ca a fait son chemin. C’est la raison pour laquelle je me suis rapprochée de Gisèle Tichané et que nous avons monté tous ces comités de soutien ensemble. La grande chance de L.Tangorre, c’est cette femme, G.Tichané, mère de famille, biologiste au CNRS à Marseille. J’ai assisté au procès et au fur et à mesure du déroulement du procès, je me suis fait une opinion: Luc est innocent. Gisèle faisait garder ses 2 filles par L.Tangorre. Or, ses filles avaient 12 et 14 ans. Il n’y a jamais eu aucun problème. Jamais. G.Tichané, une femme remarquable, intelligente, s’est promis à elle-même de sauver L.Tangorre. L’embryon du comité de soutien de L.Tangorre, c’était d’abord ses camarades puisqu’il était étudiant. Il y avait le neveu de Pierre Vidal-Naquet qui était à la fac avec lui. C’est lui qui a ensuite appelé P.Vidal-Naquet et qui lui a demandé de s’occuper de L.Tangorre. J’ai la conviction absolue que L.Tangorre est innocent des crimes pour lesquels il a été condamné. Cette erreur judiciaire est en passe de devenir quelque chose de plus grave, un crime judiciaire. P.Vidal-Naquet est un grand spécialiste de l’Antiquité grecque, romaine. C’est un immense intellectuel que j’ai beaucoup lu, qui régnait sur l’intelligentsia de gauche, proche de Simone de Beauvoir, de Sartre. On l’a vu intervenir dans des combats très nobles contre la torture, par exemple. L.Tangorre, c’est n’importe qui qui est susceptible d’être arrêté dans la rue et qui, parce qu’il a une tête qui ressemble à un vague portrait-robot, peut tomber entre les pattes de l’appareil judiciaire. Pierre est allé voir Luc à la maison d’arrêt et petit à petit, il y a eu un conglomérat de bonne volonté pour défendre Luc. Ce n’est pas le comité de soutien de pacotille. Le Tout-Paris va le soutenir. Françoise Sagan, Marguerite Duras… Il y avait aussi des signataires de droite dont Chalandon, Gaudin… On se demande ce que sa signature est allée foutre là-dedans mais c’est pareil, c’est par contagion de conviction. Je me serais fait embarquer comme les autres, bon, trop heureux d’avoir mon Dreyfus. On est tous à la recherche d’un Calas ou d’un Dreyfus. C’est le rêve d’un avocat, d’un journaliste, d’un politique. Je ne serais pas allé jusqu’à mettre en cause les victimes, quand même. On est quand même dans l’ère post-soixante-huitarde donc il y a toute une dimension iconographique, verbale du combat. La justice devient politique. L.Tangorre est l’innocent dont la littérature a besoin. On voulait tout simplement que Luc soit libéré, reconnu innocent. G.Tichané avait constitué un véritable dossier de l’affaire Tangorre avec les reconnaissances, les itinéraires, les preuves factuelles, les taches, le pistolet. Une contre-enquête totale qui a permis à G.Tichané et ses camarades de constituer un contre-dossier. Tangorre devient le symbole français de l’erreur judiciaire. En 1981, on était en période préélectorale et il fallait à tout prix que l’agresseur des quartiers sud soit arrêté et qu’il soit mis un terme à toutes ces agressions. Luc, ça tombait trop bien car il ressemblait au portrait-robot. Je pense simplement qu’il fallait un coupable à tout prix. C’est le titre du livre de Mme Tichané. Dans votre livre « Coupable à tout prix », on peut dire que c’est un plaidoyer pour une révision, ce que vous avez voulu faire. Bien sûr. Les victimes ont cru reconnaître L.Tangorre. En fait, elles ont reconnu un sosie. C’est une erreur judiciaire monumentale le concernant parce que Luc a certainement un sosie à Marseille qui court toujours, qui n’a jamais été importuné. Nous, on s’est retrouvés complètement écrasés par tout ça. Je me rappelle qu’à l’époque, ça a été un revirement journalistique pour moi. J’ai commencé à être critiqué, attaqué. J’étais le salaud. On m’a accusé d’avoir fait condamner un innocent. Marie et Joseph Tangorre se sont ruinés pour défendre leur fils en avocats, en expertise, en recherche, en voyage. Ils ont tout tenté, tout fait. A aucun moment je ne l’ai lâché. C’est la raison pour laquelle nous avons demandé la grâce présidentielle. Là, vous voyez, j’ai une série de lettres. Une série de lettres par des personnes éminentes qui écrivent toutes au président de la République. La présidente du comité Guy Mauvillain. Mauvillain est une erreur judiciaire flagrante. Elle écrit au président de la République, à l’époque M. Mitterrand. Vous avez l’archevêque de Lyon qui écrit: « M. le président, la condamnation de L.Tangorre m’a troublé. De nombreux faits rapportés dans la presse m’ont donné à penser que le verdict qui a été rendu au nom du peuple français condamne un innocent. L.Tangorre est toujours en prison, etc. »