L'incroyable affaire Luc Tangorre, ou les débuts du wokisme d'Etat en France

L’affaire Tangorre représente, avec un recul de plusieurs décennies, l’archétype parfait de cette dérive intellectuelle française qui allait plus tard se cristalliser dans ce qu’on nomme aujourd’hui le wokisme. Permettez-moi d’en décortiquer les mécanismes.

Tout commence comme une banale affaire criminelle : un prédateur sexuel sévit dans les beaux quartiers de Marseille. La police fait son travail, rassemble des preuves matérielles, recueille les témoignages concordants des victimes. Jusque-là, rien que de très ordinaire dans les annales judiciaires. Mais c’est là que le génie pervers de Tangorre entre en scène : il parvient à se présenter comme la victime d’un système, transformant une affaire criminelle en cause politique.

Et quelle réussite ! Voyez plutôt le casting de ses défenseurs : Pierre Vidal-Naquet, l’historien respecté de la guerre d’Algérie, Marguerite Duras, la grande prêtresse des lettres françaises. La crème de l’intelligentsia parisienne se mobilise pour ce supposé innocent, victime d’une machination policière. On croirait presque relire l’affaire Dreyfus, si ce n’était l’absence totale de fondement.

Le plus fascinant - et le plus révélateur - est la capacité de ces intellectuels à ignorer superbement la réalité factuelle. Les preuves ? Balayées d’un revers de main. Les témoignages des victimes ? Suspectés de manipulation policière. Cette posture intellectuelle, ce réflexe pavlovien de défiance envers les institutions et de sympathie pour tout prétendu opprimé, n’est-elle pas l’exact précurseur de nos débats contemporains ?

Le sommet de cette farce tragique est atteint avec la grâce présidentielle de Mitterrand en 1988. Quelle plus belle illustration de cette connivence entre une certaine gauche intellectuelle et le pouvoir politique ? La suite est hélas prévisible : Tangorre récidive, encore et encore. Mais le plus stupéfiant reste peut-être l’aveuglement de ses parents, illustration parfaite de ce déni militant qui sacrifie la réalité sur l’autel de ses convictions.

Cette affaire nous tend un miroir peu flatteur : celui d’une société où l’idéologie peut primer sur les faits les plus évidents, où le statut de victime devient un sauf-conduit moral, où l’engagement intellectuel se transforme en posture déconnectée du réel. N’est-ce pas, en fin de compte, le même mécanisme que nous observons aujourd’hui dans certains débats sociétaux ?

La tragédie Tangorre nous rappelle que l’aveuglement idéologique n’est pas une nouveauté de notre époque. Il a simplement changé de costume, troquant le gauchisme traditionnel contre des formes plus contemporaines de déni de réalité. Plus ça change, comme disent nos amis anglophones…

Voici l’histoire racontée par « Au bout de l’enquête »

Première partie:

Deuxième partie:

Tout le monde le présentait comme une victime d’erreur judiciaire… Il était en fait un champion de la récidive. Au tournant des années 80, Luc Tangorre aura réussi à flouer tout le gratin intellectuel français jusqu’au président de la République. Pourtant, son parcours criminel, que nous décrypterons en 2 épisodes avec le professeur de criminologie Alain Bauer, est celui d’un violeur en série ayant fait plus d’une vingtaine de victimes en près de 40 ans. « Affaire Luc Tangorre, la force du déni », 1er épisode, c’est un film d’Hélène Gauthier.

En août 2014, on m’appelle en fin d’après-midi pour une agression sexuelle dans la station du Grau-du-Roi, dans le Gard, près de la plage, sur une aire de jeux. Une structure de jeux gonflables avec une espèce de labyrinthe fait de boudins gonflables qui montent assez haut, 1,80 m. On m’explique qu’une petite fille dénonce un adulte qui aurait abusé d’elle. Une jeune fille va sortir en criant, en appelant sa mère, en expliquant qu’un homme l’a regardée bizarrement quand elle est rentrée, l’a suivie et s’est frotté contre elle à plusieurs reprises, donc il y a un peu de confusion. Cet homme parvient à s’éclipser. Il va sur la plage. Il va se baigner avec sa fille qui a 13 ans à l’époque. Les gendarmes sont alertés donc il est rapidement rattrapé.

Jusque-là, c’est un fait divers malheureusement banal. Sauf qu’immédiatement, mon contact me donne le nom de la personne incriminée. Il s’agit de L.Tangorre. L.Tangorre est un nom qui résonne car il fait partie des grandes annales judiciaires du sud de la France. "J’ai débuté ma carrière à la fin des années 80. Quand on s’intéresse aux faits divers, c’était impossible de ne pas avoir entendu parler de L.Tangorre. On vient de me rendre la liberté, mais la liberté sans honneur, je crois que ça ne correspond absolument à rien. Cet homme a un sacré passé judiciaire. Immédiatement, quand on parle de L.Tangorre, ce qui me revient en tête, c’est sa personnalité. Il a réussi à manipuler près de 2000 personnes. J’ai la conviction absolue que L.Tangorre est innocent des crimes pour lesquels il a été condamné.

Nos confrères vont réussir à prendre en photo L.Tangorre à son arrivée au palais de justice. Ce sont les 1res images qu’on revoit de ce personnage qui a défrayé la chronique judiciaire 25 ans plus tôt. L’arrestation et la mise en examen de L.Tangorre, surnommé le violeur des quartiers sud de Marseille… En 2014, quand le nom de Tangorre réapparaît dans l’actualité, pour moi, c’est une petite bombe aussi. Il a masqué la vérité! Allez dans la salle des pas perdus. Il a masqué la vérité!

L’affaire commence en 1979 par des agressions sexuelles dirigées contre des femmes à Marseille dans les quartiers sud. Je l’avais surnommé d’emblée le violeur des quartiers sud. J’habitais à l’époque dans le 8e arrondissement. C’était vraiment l’endroit où vivait la bourgeoisie marseillaise. Mazargues, le Roucas-Blanc, Morgiou… C’étaient des quartiers on ne peut plus tranquilles. Mais on sait qu’à ce moment-là, la nuit, dans les quartiers sud de Marseille, ça craint pour les femmes. Ce qui interpelle, c’est la répétition presque quotidienne, rapide, de ces viols. Il attend entre 23h et 4h du matin ses futures proies, ses victimes, des jeunes femmes qui se garent près de chez elles.

Ma malheureuse cliente, Sylviane, rentre chez elle. Un individu l’aborde. Il est à visage découvert. C’est incroyable. Le violeur des quartiers sud procède par ruse. Il va l’aborder en homme traqué qui lui dit: « Je suis en cavale, je ne vous ferai aucun mal mais sortez-moi de là. » Elle va un peu se rebiffer et sous la menace d’une arme, il va l’embarquer. C’est là qu’il s’installe à côté de la future victime pour aller dans un lieu sûr, très calme, des quartiers sud notamment, le parking de la calanque de Morgiou. C’est un endroit un peu éloigné, isolé de Marseille. A part les amoureux, la nuit, il y a peu de monde. Une fois arrivés sur le parking… il change totalement de discours. Il dit carrément: « Je vais te violer. Si tu fais ce que je te dis, je ne te tuerai pas. » La femme, évidemment terrorisée, s’exécute. Elle obéit à ses ordres pour assouvir ses fantasmes sexuels. Une fois les actes accomplis, le violeur des quartiers sud redevient très doux, avec des gestes de politesse qui sont presque incongrus au regard de la violence qui vient d’être la sienne. Ensuite, il se fait raccompagner à l’endroit même où il a kidnappé sa victime. Son regard devient moins farouche. Il se resociabilise. Et, presque, parfois, il a tendance à s’excuser.

C’est un inventeur, un menteur chronique. Même quand il est dans le crime, alors qu’il n’a pas besoin d’inventer, puisqu’il menace et que ce qui fait qu’elle le suit, c’est l’arme, pas le bobard, il invente une histoire. Il les giflait, les frappait… Il tapait. Méchamment. Donc les femmes étaient quasiment obligées de se soumettre. Il y a même une femme qui avait le visage en sang. Elle a raconté aux policiers: « J’ai pris le sang sur mon propre visage et je le lui ai collé sur la figure pour qu’il se souvienne toujours de moi. »

On a affaire à un violeur qui accumule les éléments de répétition. Le modus operandi est névrotiquement toujours le même. On est quand même dans le prototype du violeur qui se met en scène. Il a toujours la même tenue vestimentaire, ce qui est quand même un élément favorable à un repérage donc c’est très imprudent. Toujours le blouson noir… Toujours des baskets, un jean… La même voiture. Puisque des victimes reconnaîtront le bruit du véhicule en l’identifiant à une 2CV.

Les femmes sont terrorisées. Une psychose du violeur des quartiers sud s’est répandue dans tout Marseille. Les femmes n’osent plus sortir. Elles sont accompagnées constamment de leur compagnon ou d’un parent, d’un ami. Les femmes, les jeunes femmes surtout, avaient peur de ce violeur insaisissable, dont on avait cependant le portrait. Un jeune homme, pas très grand, 1,70 m, type européen, très brun, une moustache noire, le regard farouche. Toutes les victimes décrivent ce type d’individu. Toutes. Il y a 17 personnes sur 18 mois qui vont dénoncer le même profil, la même signature criminelle. Donc le préfet de police et le préfet de région à l’époque disent stop. Ils donnent l’ordre à toutes les formes de police judiciaire, sûreté urbaine, renseignements généraux à l’époque, de se polariser sur le violeur des quartiers sud. Toutes les patrouilles disposent de ce portrait-robot.

Il est 23h30 le 12 avril 1981 et c’est ici même, à l’angle de la rue Daumier et du Prado, que va se dérouler l’interpellation du violeur des quartiers sud. Les policiers vont être, et ça, c’est le flair du flic, vont être intrigués par l’attitude d’un individu un peu bizarre. Il est là, fait les 100 pas… Il est à proximité d’un parking. Et il colle au portrait-robot. Il a des baskets blanches, une moustache… Les policiers l’interpellent immédiatement. Là, ils vont découvrir, après avoir demandé son identité, que c’est L.Tangorre. Quand on voit le portrait-robot et le visage de Tangorre, on est vraiment obligé de dire qu’il y a une ressemblance indiscutable entre les 2.

Tangorre leur dit: « Attendez, ma voiture est garée là. » Et c’est comme ça que les policiers vont faire la correspondance avec les témoignages de nombreuses victimes qui font état d’une 2CV. C’est le Petit Poucet, quelque part. Il s’autodésigne comme le violeur des quartiers sud. Les policiers sont intrigués, car il sort de son blouson un couteau empaqueté avec une lame importante. Ils se demandent, très justement d’ailleurs, pourquoi un jeune homme peut se balader dans Marseille avec un couteau dans le blouson à 23h30. Et Tangorre répond très tranquillement que c’est pour équiper le studio de son amie, Patricia. « Il n’y a pas de couteau, je ne peux pas couper ma viande… » Les policiers sont encore très intrigués car ils ne croient pas une seconde à ce discours. Donc il se retrouve immédiatement à l’Evêché, l’hôtel de police de Marseille, où il passe sa 1re nuit de garde à vue. A partir de là, on a un suspect qui se défend bec et ongles, qui se défend avec une telle énergie qu’ils ont presque envie de le croire.

Et il va y avoir une perquisition. Cette perquisition est très intéressante car les policiers vont découvrir un objet qui va devenir une preuve. C’est une arme factice. C’est une époque où il n’y a pas les analyses ADN ni les empreintes génétiques, pas encore. En revanche, ils ont décelé sur le pistolet des traces de terre qui ont été analysées, qui contiennent du baryum et qui correspondent aux traces de terre du parking de Morgiou où Tangorre amenait ses victimes. Mais les policiers vont découvrir aussi une parka sur laquelle on décèle des traces de graisse. Les policiers vont faire expertiser les taches qui figurent sur ses vêtements et vont trouver des traces de vaseline et d’huile de moteur. Il s’avère que les victimes sont très éloquentes à ce sujet. Pour arriver à les violer, L.Tangorre utilisait de l’huile de moteur ou de la vaseline.

Donc on commence quand même à avoir une série d’éléments très probants. Il va donc falloir le présenter aux victimes. Les policiers vont donc faire une parade pour que les victimes, derrière une glace teintée, puissent reconnaître leur agresseur au milieu de policiers, qui ont des signes caractéristiques de ressemblance. A ce moment-là, il y a 4 femmes agressées, violées, qui disent: « C’est lui. » Il y en a une qui dit aux policiers: « Quand vous avez eu sur vous, à 3 cm de votre visage, un violeur, vous n’oubliez jamais son visage. Je suis sûre de moi. C’est lui. » Mais il y en a d’autres qui disent « je ne sais pas », qui restent hésitantes. Confronté à ma cliente, il est reconnu, il n’y a aucun doute, elle ne recule pas d’un millimètre… Elle a même dit: « Si j’avais le moindre doute, je ne prendrais pas le risque d’envoyer un innocent en prison. »

Le directeur d’enquête, quand il voit ce suspect, tombe des nues: « Ça ne peut pas être lui! » Il répond à toutes les questions, il est très calme, très gentil, issu d’une bonne famille… Il avait la confiance de ses parents, de ses amis. Il avait un tas de copines, une fiancée. C’était un garçon équilibré qui n’avait aucun problème. Il n’a jamais fait montre de la moindre violence envers ses amis, envers sa petite amie notamment, qui dira qu’il a une sexualité parfaitement normale. Il avait même donné des cours d’alphabétisation aux immigrés, fait des choses formidables. Le profil de L.Tangorre ne correspond pas à ce qu’on imagine d’un agresseur sexuel. Les parents de L.Tangorre sont des gens bien, corrects, des travailleurs. Ils ont un fils, ils l’adorent. Il va devenir enfin professeur d’éducation physique. Ce rêve va sombrer d’un coup, parce que… « Comment notre fils a-t-il pu commettre des actes aussi monstrueux la nuit? » Ils ne peuvent pas le croire. Ils sont prêts à remuer ciel et terre pour le sortir d’affaire.

L.Tangorre est un homme qui écrit beaucoup en prison, qui va alerter la Terre entière sur ce qu’il estime être une erreur judiciaire. Il va y avoir tout de suite une mobilisation des consciences de gauche. L.Tangorre va prendre pour avocate Me Dissler, une avocate du reste très honnête, je ne mets pas du tout en cause la qualité de l’avocate. C’est une fille très bien. Cette avocate était proche de la Ligue des droits de l’homme. Elle a même mené des combats courageux, idéologiques pour la bande à Baader. Et ce choix n’est pas inintelligent. Il fait un choix militant. Ça ne me gêne pas, à l’époque. Me Dissler était une amie. On avait de bonnes relations. Je le dis tout de suite, à l’époque, j’étais à gauche. Ce que Me Dissler a fait, je l’aurais fait. Je me serais laissé embarquer par le personnage. On sent très rapidement qu’il a une force de conviction très importante et qu’il est capable de mobiliser l’intérêt des autres et de les amener à s’intéresser à lui et à ses affaires. C’est une caractéristique de sa personnalité.

L.Tangorre est donc mis en examen et incarcéré à la prison des Baumettes, mais il clame son innocence. Alors que l’instruction se poursuit, son avocate va pointer les nombreuses zones d’ombre de l’enquête. En juin 1981, la 1re visite que je lui ai faite, à la prison des Baumettes, il était en grève de la faim car son dossier n’avançait pas et qu’il lui semblait que le magistrat instructeur instruisait plus à charge qu’à décharge. Quand j’ai vu Luc, j’ai compris qu’il était en train de mourir, il ne pouvait plus me parler, alors j’ai pris la main de sa fiancée, nous sommes allés le soir même trouver le juge d’instruction. J’ai dit: « M. le juge, qu’est-ce que vous attendez? Un cadavre dans vos bras? Vous ne voyez pas que Luc est en train de mourir? » Il a pris ses clés de sa poche et, c’est là que c’est grave, quand il les a sorties, il les a fait sonner devant mes yeux en me disant: « Ça dépend de moi, si Luc doit sortir ou pas. » Vous ne croyez pas que ce n’est pas abusif, ça?

Les défenseurs de L.Tangorre utilisent les moyens à leur disposition, notamment la parade d’identification. Ils vont jouer là-dessus en disant que les policiers sont frais du matin, alors que L.Tangorre vient de passer une nuit de garde à vue, qu’il est ébouriffé… Il a des vêtements froissés, il n’a pas de lacets. L.Tangorre était le seul à porter des baskets blanches. Tous les autres policiers qui faisaient partie de la parade de reconnaissance avaient leurs chaussures noires. Par ailleurs, les victimes disaient que leur agresseur mesurait 1,68 m à 1,70 m, et vous voyez bien que tous les figurants de cette parade de reconnaissance sont bien plus grands que lui, font plus de 1,80 m. Ou il y a des manques, ou il y a des incohérences. La plupart des jeunes filles disent que leur agresseur avait un pistolet, or, quand il a été perquisitionné, on a retrouvé un pistolet, mais c’était un jouet qui avait un bout rouge, et à aucun moment une victime n’a parlé d’un pistolet à bout rouge alors que ce bout rouge était très visible. Il y a comme ça, dans ce dossier, une série d’éléments véritablement aberrants. La 2CV, Luc en a fait l’acquisition fin janvier 1981, donc un an après les faits qu’on lui reproche, alors que les jeunes filles disent que leur agresseur est parti en 2CV. Luc n’était pas possesseur de cette 2CV.

Il a des arguments pour tout. Il discute tout. Il nie tout. A chaque fois, il trouve le moyen de retourner la situation. Finalement, c’est une victime. Il est très rusé. Il a réponse à tout. On n’a pas affaire à un gros con mais à un type très élaboré qui n’est pas un violeur d’occasion. La tartufferie du personnage… Pour un peu, il aurait adhéré à une ligue pour la lutte contre le viol. Le juge était véritablement convaincu que L.Tangorre était l’auteur de ces faits et il était imperméable à toute demande. C’était incroyable. On avait demandé une contre-expertise chimique pour la terre. On avait fait un tas de demandes, mais tout a été refusé. Moi, je sais pourquoi mais… C’est difficile à dire… La greffière du juge était voisine d’une des victimes donc la fille l’avait convaincue que c’était bien L.Tangorre qui était coupable.

On dénombre 17 victimes, mais à l’époque, la loi sur le viol n’était pas ce qu’elle est aujourd’hui. La fellation, par exemple, n’était pas un viol. Il y a des victimes, qui ont été la proie de violences sexuelles, que la justice n’a pas pu considérer comme des victimes de viol. Sur les 17 agressions commises par L.Tangorre, seuls 4 viols sont retenus, notamment parce qu’à l’époque, la définition du viol n’était pas la même qu’aujourd’hui. Alain, quelle a été l’évolution du droit sur ce sujet? C’est en 1810, dans le code Napoléon, que le Code pénal prévoit la condamnation des violences sexuelles. Son article 331 précise: « Quiconque aura commis le crime de viol ou sera coupable de tout autre attentat à la pudeur consommé ou tenté avec violence contre des individus de l’un ou l’autre sexe sera puni de la réclusion. » L’expression « tout autre attentat à la pudeur » vise ce qui est appelé aujourd’hui une agression sexuelle. Tout était alors considéré comme un crime. Mais la jurisprudence a longtemps considéré que le viol n’était, en tant que tel, que la pénétration forcée du sexe d’une femme par un homme. Il n’était retenu que lorsque l’homme avait utilisé la violence. Le viol n’était alors possible qu’en dehors du mariage et les hommes ne pouvaient pas être violés. En 1857, c’est l’arrêt Dubas qui introduit les éléments de surprise et de contrainte. En 1980, enfin, une loi définit pour la 1re fois le crime de viol en reprenant les éléments de la jurisprudence des dizaines d’années précédentes mais les agressions sexuelles deviennent de simples délits et non plus des crimes. Le viol est alors puni de 10 ans d’emprisonnement au lieu de la réclusion à perpétuité. Avec la réforme du Code pénal de 1992, les menaces sont ajoutées, l’échelle des peines est alors revue et le crime de viol est puni de 15 ans de réclusion criminelle.

Le procès de L.Tangorre s’ouvre le 19 mai 1983. Je me rends compte que dès l’audience se met en place une espèce de fable. On va nous écrire une autre histoire. Tangorre est là: « C’est pas moi. C’est pas possible. Moi, je m’appelle L.Tangorre. Je suis quasiment professeur d’éducation physique. Tous les témoins qui vont venir ici vont affirmer ma bonne foi. Le reste, tout ce que vous avez inventé, ces fausses reconnaissances, ce pistolet factice, ce n’est rien ce n’est pas moi. » Je dirais qu’il était même un peu trop combatif. Il en faisait trop. Il est venu avec son dossier, qu’il connaissait par coeur. Il a énervé immédiatement le président de la cour d’assises et il a clamé son innocence tout au long du procès. Il avait l’air sincère. Il avait l’air complètement sincère! A aucun moment je n’ai trouvé qu’il jouait mal la comédie. Ce qui était très difficile, c’était l’arrogance de l’innocent. C’était très pénible pour les victimes de s’entendre dire qu’elles se trompaient, pas forcément qu’elles mentaient mais qu’elles se trompaient. Ma cliente, il la regardait bien en face. Elle a dit: « Mais je vous reconnais! Vous êtes un menteur! » Et lui, imperturbable, poli, de lui dire: « Madame, je suis désolé mais vous vous trompez. Ce n’est pas moi. Vous me prenez pour un autre. » Ma cliente était furieuse qu’on puisse mettre en doute son témoignage. C’était très douloureux, quoi. Ca a incité certaines femmes, à l’époque, à avoir l’attitude contraire de ce qu’elles sont aujourd’hui, presque à se refermer sur elles-mêmes et avoir honte de ce qui s’est passé, comme si elles étaient elles-mêmes coupables. De quoi, grands dieux? Mais de rien!

Les parents de L.Tangorre, je les regardais avec gentillesse. Ils sont à plaindre. Mais j’ai cessé d’être gentil quand j’ai vu qu’ils s’engageaient violemment dans la défense de leur fils contre les victimes. Ses parents réagissaient de manière à énerver un peu tout le monde. Le père de Luc se levait… C’était vraiment un cirque pas possible. J’ai vécu ça difficilement. Les victimes seront 2 fois victimes, une fois victimes du viol et une fois victimes de l’accusation d’avoir menti ou de s’être trompées, ce qui est quand même lourd à porter. L.Tangorre est impénétrable. Il est dans le box des accusés. Il regarde les gens. Les avocats sont conscients du risque qu’il encourt sur le plan pénal donc eux sont… On voit bien la peur qui les habite. J’allais dire qu’il joue sa tête, non mais presque.

Il le vivait très mal. Il s’est battu jusqu’au bout. L’avocat général a eu une phrase dont je me souviens. Il a dit, et ça a impressionné les jurés: « Violer quelqu’un, c’est le tuer durant quelques minutes. Violer quelqu’un, c’est mettre sa vie entre parenthèses et l’on ne sait jamais quand cette parenthèse se refermera. » Le verdict s’est joué à une voix près. La culpabilité de L.Tangorre a été déclarée à une voix près. Une véritable déconfiture. Au moment du verdict, il y a eu des cris parce que la famille, les parents, frères et soeurs, amis se sont rebellés, révoltés. Ils ont crié: « C’est une injustice, une erreur judiciaire, vous condamnez un innocent! » La cour est restée de marbre. La cour connaissait son sujet, même s’il y avait certaines failles, c’est vrai, dans le dossier d’instruction. Il a été condamné mais il a continué à dire « je suis innocent ». Il n’a jamais lâché 1 cm de terrain à l’accusation en disant qu’il était injustement condamné. Ca a fait son chemin. C’est la raison pour laquelle je me suis rapprochée de Gisèle Tichané et que nous avons monté tous ces comités de soutien ensemble. La grande chance de L.Tangorre, c’est cette femme, G.Tichané, mère de famille, biologiste au CNRS à Marseille. J’ai assisté au procès et au fur et à mesure du déroulement du procès, je me suis fait une opinion: Luc est innocent. Gisèle faisait garder ses 2 filles par L.Tangorre. Or, ses filles avaient 12 et 14 ans. Il n’y a jamais eu aucun problème. Jamais. G.Tichané, une femme remarquable, intelligente, s’est promis à elle-même de sauver L.Tangorre. L’embryon du comité de soutien de L.Tangorre, c’était d’abord ses camarades puisqu’il était étudiant. Il y avait le neveu de Pierre Vidal-Naquet qui était à la fac avec lui. C’est lui qui a ensuite appelé P.Vidal-Naquet et qui lui a demandé de s’occuper de L.Tangorre. J’ai la conviction absolue que L.Tangorre est innocent des crimes pour lesquels il a été condamné. Cette erreur judiciaire est en passe de devenir quelque chose de plus grave, un crime judiciaire. P.Vidal-Naquet est un grand spécialiste de l’Antiquité grecque, romaine. C’est un immense intellectuel que j’ai beaucoup lu, qui régnait sur l’intelligentsia de gauche, proche de Simone de Beauvoir, de Sartre. On l’a vu intervenir dans des combats très nobles contre la torture, par exemple. L.Tangorre, c’est n’importe qui qui est susceptible d’être arrêté dans la rue et qui, parce qu’il a une tête qui ressemble à un vague portrait-robot, peut tomber entre les pattes de l’appareil judiciaire. Pierre est allé voir Luc à la maison d’arrêt et petit à petit, il y a eu un conglomérat de bonne volonté pour défendre Luc. Ce n’est pas le comité de soutien de pacotille. Le Tout-Paris va le soutenir. Françoise Sagan, Marguerite Duras… Il y avait aussi des signataires de droite dont Chalandon, Gaudin… On se demande ce que sa signature est allée foutre là-dedans mais c’est pareil, c’est par contagion de conviction. Je me serais fait embarquer comme les autres, bon, trop heureux d’avoir mon Dreyfus. On est tous à la recherche d’un Calas ou d’un Dreyfus. C’est le rêve d’un avocat, d’un journaliste, d’un politique. Je ne serais pas allé jusqu’à mettre en cause les victimes, quand même. On est quand même dans l’ère post-soixante-huitarde donc il y a toute une dimension iconographique, verbale du combat. La justice devient politique. L.Tangorre est l’innocent dont la littérature a besoin. On voulait tout simplement que Luc soit libéré, reconnu innocent. G.Tichané avait constitué un véritable dossier de l’affaire Tangorre avec les reconnaissances, les itinéraires, les preuves factuelles, les taches, le pistolet. Une contre-enquête totale qui a permis à G.Tichané et ses camarades de constituer un contre-dossier. Tangorre devient le symbole français de l’erreur judiciaire. En 1981, on était en période préélectorale et il fallait à tout prix que l’agresseur des quartiers sud soit arrêté et qu’il soit mis un terme à toutes ces agressions. Luc, ça tombait trop bien car il ressemblait au portrait-robot. Je pense simplement qu’il fallait un coupable à tout prix. C’est le titre du livre de Mme Tichané. Dans votre livre « Coupable à tout prix », on peut dire que c’est un plaidoyer pour une révision, ce que vous avez voulu faire. Bien sûr. Les victimes ont cru reconnaître L.Tangorre. En fait, elles ont reconnu un sosie. C’est une erreur judiciaire monumentale le concernant parce que Luc a certainement un sosie à Marseille qui court toujours, qui n’a jamais été importuné. Nous, on s’est retrouvés complètement écrasés par tout ça. Je me rappelle qu’à l’époque, ça a été un revirement journalistique pour moi. J’ai commencé à être critiqué, attaqué. J’étais le salaud. On m’a accusé d’avoir fait condamner un innocent. Marie et Joseph Tangorre se sont ruinés pour défendre leur fils en avocats, en expertise, en recherche, en voyage. Ils ont tout tenté, tout fait. A aucun moment je ne l’ai lâché. C’est la raison pour laquelle nous avons demandé la grâce présidentielle. Là, vous voyez, j’ai une série de lettres. Une série de lettres par des personnes éminentes qui écrivent toutes au président de la République. La présidente du comité Guy Mauvillain. Mauvillain est une erreur judiciaire flagrante. Elle écrit au président de la République, à l’époque M. Mitterrand. Vous avez l’archevêque de Lyon qui écrit: « M. le président, la condamnation de L.Tangorre m’a troublé. De nombreux faits rapportés dans la presse m’ont donné à penser que le verdict qui a été rendu au nom du peuple français condamne un innocent. L.Tangorre est toujours en prison, etc. »

Je pensais que ça fonctionnerait et en fait, elle a été accordée, cette grâce. Ce qu’a fait Mitterrand est odieux. Il n’aurait jamais dû signer cette grâce, jamais. Jamais, jamais. Par respect pour les femmes. Quand même. Par respect pour les victimes, eu égard aux éléments du dossier. C’est presque désolant aujourd’hui de le dire mais derrière tout ça, il y avait quand même 17 personnes abusées. Leur propos a été balayé. Ces femmes-là ont été humiliées. Certaines, qui avaient L.Tangorre à 5 cm de leur figure, ont reconnu L.Tangorre. Ces femmes-là ont été jetées en pâture et on leur a dit: « C’est pas vrai, c’est pas lui, c’est une ressemblance. C’est son jumeau mais pas lui. » Aucune considération pour les victimes. A l’époque, qu’est-ce qu’on s’en fout! Qu’est-ce qu’on s’en fout! « Cassez-vous. » Je vais vous choquer, peut-être, mais je pense que Mitterrand, sur le plan politique, a eu raison. Toute l’intelligentsia française a pris parti pour L.Tangorre. Lui, il voit dans ces personnes de renom des appuis politiques très importants qui l’ont aidé à devenir président de la République. Il y a d’un côté la reconnaissance pour Mitterrand et une forme de clientélisme pour l’avenir. Aujourd’hui, on ne pourrait pas avoir un comité de soutien comme ça, c’est impossible parce qu’aujourd’hui, la parole de l’enfant et de la femme est beaucoup plus prise en compte et tant mieux. Il serait impossible de voir un homme mis en examen pour 17 abus sexuels, viols et agressions sexuelles être soutenu par 2000 personnes. L.Tangorre veut la réhabilitation de son affaire et de lui-même. Il veut être réhabilité totalement et donc qu’on révise totalement son procès, qu’on déclare son innocence. Là, on voit un éclairage de la personnalité de L.Tangorre. L.Tangorre est donc gracié, notamment parce qu’il a bénéficié du soutien de plusieurs intellectuels de 1er plan très en vue dans la société française de l’époque. Alain, depuis quand les intellectuels se mobilisent-ils dans le cadre d’affaires criminelles? On pourrait considérer que le 1er à s’impliquer véritablement était Voltaire, dans l’affaire dite Calas, entre 1761 et 1765. C’est l’affaire d’un jeune homme dont on considère qu’il a été assassiné par son père parce que protestant, il aurait voulu se convertir au catholicisme. Depuis, les intellectuels français se mobilisent assez souvent contre de supposées ou réelles erreurs judiciaires en train de se commettre. Evidemment, durant l’affaire Dreyfus, on se rappellera de Zola et Clemenceau. Dans l’affaire Ranucci dite du pull-over rouge, avec Gilles Perrault, l’affaire Raddad avec la mobilisation de l’académicien Jean-Marie Rouart… souvent, ces mobilisations permettent d’interpeller l’opinion et parfois, de faire fléchir plus souvent le politique que le judiciaire. Cette mobilisation est-elle synonyme de vérité judiciaire? Pas toujours. Si c’est évidemment le cas pour un certain nombre d’affaires, l’affaire Dreyfus en étant la plus emblématique, les intellectuels se sont parfois lourdement trompés. Ainsi, dans cette affaire, l’attitude de M.Duras peut apparaître comme tout à fait inappropriée. Cette grâce présidentielle permet à L.Tangorre d’être libéré le 15 février 1988. C’est finalement à 8h30 que L.Tangorre sera libéré sous conditions. Une petite victoire dans le combat qu’il mène avec d’autres depuis son arrestation en avril 81. Obturateurs d’appareil photo. Tu es contente? Oui. Papa. Ferme cette porte. Salut Alan, bonjour tout le monde. Voilà. Ecoutez… On vient de me rendre la liberté mais en fait, la liberté sans honneur, ça ne correspond absolument à rien. C’est un spectacle. La sortie de prison, c’est le festival de Cannes des innocents. C’est quelque chose d’extraordinaire. Il exulte parce qu’il sort de prison. Il mène d’ailleurs une vie de libertin, il le reconnaîtra. Il a beaucoup d’aventures. Son père lui a acheté ce débit de tabac à Lyon, où il travaille de 9h du matin à 23h tous les jours. Il travaille vraiment beaucoup. Donc on oublie L.Tangorre. Il est réinséré. Il revient à une certaine sociabilité. C’est un homme normal. La police ne vient plus le tracasser. Il est innocent aux yeux de la France entière ou presque. Je le voyais régulièrement. Une amitié s’était liée entre nous et je lui fais confiance. Interpellation aujourd’hui à Lyon… 3 mois après sa libération… L.TANGORRE… Formellement reconnu… Est à nouveau soupçonné d’avoir violé 2 étudiantes américaines. Un homme condamné mais que beaucoup considèrent toujours comme innocent, l’histoire de L.Tangorre pourrait s’arrêter là. Nous allons voir tout de suite dans le 2d épisode qu’un nouveau crime va donner tort à tous ses soutiens.

-Est-ce la fin du crime parfait? Bienvenue dans « Au bout de l’enquête ». Nous reprenons dans ce 2d épisode le parcours criminel du violeur en série Luc Tangorre. En 1987, il est gracié par le président de la République François Mitterrand. Ses soutiens, qui ont défendu son innocence, exultent. Marguerite Duras va même l’héberger quelque temps dans son appartement de Saint-Germain-des-Prés. Quelques mois plus tard, pourtant, un nouveau crime va faire s’effondrer la théorie de l’erreur judiciaire. « Affaire L.Tangorre, la force du déni », 2d épisode, c’est un film d’Hélène Gauthier.

23 mai 1988… Sonnerie de téléphone. J’étais de permanence ce soir-là, à la brigade de recherche. Le peloton d’autoroute de Gallargues nous appelle et nous signale 2 jeunes filles qui disent avoir été victimes de viol. Nous nous transportons sur les lieux pour récupérer les victimes. Une fois sur place, nous sommes un peu perturbés car nous ne parlons pas la même langue. Ce sont 2 jeunes filles d’une vingtaine d’années. Elles s’appellent Jenifer et Carrol. Elles sont de nationalité américaine. Nous les avons trouvées très choquées. L’une avait même des tremblements. Tant bien que mal, elles nous disent qu’elles ont été victimes de viol. J’aurais pu être leur père ou certains de mes enquêteurs auraient pu être leur père. Il fallait être chaleureux avec elles et être près d’elles pour leur apporter un soutien. Elles étaient vraiment complètement déstabilisées. Ca se comprend. Ensuite, la 1re des choses a été de les faire examiner par un médecin légiste. Après l’examen médical, il nous confirme qu’il y a eu agression sexuelle. Il y a eu viol sur les 2 personnes. Ces jeunes filles sont étudiantes à Paris à l’Alliance française. Elles étudient les lettres. Au moment du week-end de la Pentecôte, elles se disent: « On va aller à la mer. » Jenifer et Carrol nous racontent qu’elles sont allées à Marseille en stop. Elles voient la mer, se baignent aux Sablettes, un endroit idyllique. Cris de mouettes. Et puis elles doivent rentrer. Elles font du stop, un monsieur en 4L d’une trentaine d’années s’arrête. Le jeune homme au volant leur demande: « Où allez-vous? » « Je m’arrête à Lyon. Je vous mène jusqu’à Lyon et après, je vous laisse. » Lyon, déjà, c’était pas mal pour aller à Paris donc elles disent oui. Elles montent à bord, ils discutent… A hauteur de Nîmes, l’individu leur dit: « Je dévie un peu du trajet car c’est l’époque des cerises. » Les filles se disent: « On va manger des cerises, super. » Ils sont rentrés dans un chemin de terre où il y avait des arbres fruitiers. Et puis il s’arrête. Jenifer a cru qu’il voulait les voler donc elle tend son sac, elle demande ce qu’il se passe. « Laissez-nous partir, ça va. » « Non, non, non. Je vais vous violer. » Là, on arrive pile-poil sur le chemin qui donnait accès au lieu-dit le Petit Bois. C’est le bosquet qu’on voit au fond. Il s’est arrêté à cet endroit qui était bordé d’un mur de ronces d’un côté, à gauche, et de pommiers sur la droite qui faisait obstruction à une tentative quelconque de fuite. Elles étaient complètement paniquées, elles ne pouvaient pas trouver d’échappatoire. « Tenez-vous tranquilles, sinon je vous tue. » Il va même beaucoup plus loin. Au moment où il viole l’une sur le siège arrière, il dit: « Toi, devant, surtout ne bouge pas, j’ai un couteau. Si tu fais mine de t’enfuir, j’achève ta copine. » A l’aide d’un produit visqueux, de l’huile de moteur, il a enduit les parties génitales de ces jeunes filles pour, disons, assouvir ses besoins. Il les a agressées et violées toutes les 2, systématiquement et plusieurs fois. Les 2 Américaines vont prendre la résolution de subir en silence. Elles se laissent faire. Elles pleurent beaucoup, crient, se font gifler… A l’issue des viols, son attitude bascule. Il les rassure, il les calme. Le conducteur de la 4L, comme s’il avait honte de ce qu’il venait de pratiquer, comme s’il ne se reconnaissait pas dans ce violeur sauvage, leur donne un billet de 100 Fr. Et il s’en va. C’est la nuit, il fait noir, elles n’ont aucun repère. A vol d’oiseau, nous sommes environ à 2 km de l’autoroute A9. Elles ont eu une volonté terrible. Elles se mettent à courir de façon éperdue. Elles ont peur qu’il les poursuive. Elles ont atterri sur l’autoroute, derrière la glissière de sécurité et juste derrière une borne de secours. Elles appellent la gendarmerie qui, aussitôt, arrive. Ces jeunes femmes vont donner une description du véhicule presque d’une précision chirurgicale. Une des filles, dans la mesure où elle a su qu’elle allait être violée, s’est dit: « Tu vas retenir tout ce qu’il y a dans cette voiture. Tu ne vas rien omettre. » C’est ce qui s’est passé. 4L verte, les vignettes 86, 87, 88 collées sur le pare-brise, le plafonnier défait, le bouton-poussoir de la portière arrière droite qui ne fonctionnait pas, les sièges en simili cuir marron… Elle se souvient de tout. Elles vont même remarquer dans le coffre de cette 4L une pile de livres. Il y a 20 ou 25 éditions du même livre. Ces livres sont empaquetés dans du film plastique. Quand il voit qu’elles regardent ces livres, il prend un plaid et les cache. Pourquoi cache-t-il ces livres? Une des jeunes filles fait le dessin de la 1re de couverture du bouquin. Avec un titre en vert. Elle se rappelle d’un mot. Elle le dit à l’américaine: « coupability ». Il y a également une photo d’un homme avec des moustaches. Elle donne une description vraiment détaillée de la tenue vestimentaire de l’auteur. Il portait un pull Lacoste à manches longues jaune. Un pantalon jean en toile blanc. Une paire de tennis, de baskets. Il portait également un bracelet montre doré. Il avait des lunettes de soleil. Il portait une chevalière. On était extrêmement surpris de la mémoire photographique de ces jeunes filles. On les a même félicitées car personnellement, c’était la 1re fois que j’avais des détails sur l’auteur de l’agression et sur le véhicule. C’était incroyable. On a fait appel à un portraitiste avec lequel un portrait-robot a été établi. On part d’un délinquant sexuel, comme piste et ça ne donne rien. Nous avons interrogé le fichier national des véhicules volés pour voir si ce véhicule n’avait pas été signalé volé. Rien ne s’est avéré positif. On ne lâche pas. La seule piste qui nous restait à explorer, c’était le livre. Il y avait un mot qui disait « coupability ». Automatiquement, on a traduit « culpabilité » ou « coupable ». On s’est orientés avec cet élément-clé: le mot coupable. On a fait la Bibliothèque nationale… On interroge les maisons d’édition. Rien ne permet d’identifier ce livre. Pendant des semaines, on a galéré. On se dit: « Ce garçon vient de Marseille. Ces bouquins ne sont peut-être pas dans le coffre depuis longtemps, il les y a peut-être récupérés, on va travailler sur Marseille. » Nous avons visité la plupart des grosses librairies marseillaises dont la librairie Maupetit qui se situe sur la Canebière à Marseille. Un de nos gars montre le dessin fait par la victime… Le libraire ne voyait pas ce dont il s’agissait. Bien sûr, nous sommes revenus à la brigade de recherche de Marseille. Le téléphone sonne et là, ô miracle… Un employé de cette librairie nous signale détenir ce livre à titre personnel. C’est le livre « Coupable à tout prix » écrit par Gisèle Tichané. Le bouquin ressemble particulièrement à ce que les filles ont décrit. Sur la jaquette du livre, c’est Luc Tangorre. Le livre relate la 1re affaire judiciaire dans laquelle l’intéressé avait été interpellé et condamné à 15 ans de réclusion criminelle. Le problème qu’on avait ensuite, c’est que lorsqu’on commence à rentrer dans le détail du livre, on apprend que quand il a été condamné en 1982, un comité de soutien s’est créé pour demander la révision de son procès. Au départ, on ne connaissait pas L.Tangorre. On ne savait pas qui il était. Quand on fait l’environnement, on sait qu’il est suivi par le juge d’application des peines et qu’en plus, il est sorti, il a été gracié. Là, il va falloir travailler très sérieusement parce qu’à ce moment-là, on n’était absolument pas certains d’être sur la bonne personne. Ca paraissait tellement incroyable. Il avait été libéré en février 1988. Le viol est du 23 mai 1988. On se dit: « Non, ce n’est absolument pas possible. » On était obnubilés par la procédure. Je m’étais attaché à ce que cette enquête soit carrée. Ils savent ce qui s’est passé au 1er procès. Ils vont barricader l’instruction, la verrouiller. Ils ne veulent pas la moindre erreur. On apprend dans les investigations qu’il se serait retiré sur Lyon et qu’il serait le tenancier d’un bureau de tabac. Nous arrivons place Carnot, en face d’un bureau de tabac: Le Marigny. Nous remarquons la présence d’une 4L verte. En faisant le tour du véhicule, celui-ci présentait toutes les caractéristiques dépeintes par les victimes. Les 3 vignettes, le bouton-poussoir de la portière arrière droite qui était manquant… Avec de surcroît, un bidon d’huile dans le coffre. Là, ils ont vu un bonhomme devant l’entrée du bureau de tabac. Ils ont cru reconnaître qu’il s’agissait de L.Tangorre. Avec un téléobjectif, nous avons réussi à effectuer quelques photos de l’intéressé. Ils ont été repérés par L.Tangorre qui a voulu les poursuivre. Pour éviter de provoquer un esclandre, on n’a pas insisté, on est partis. Il pensait sûrement à des paparazzis. Ca nous a quand même mis la puce à l’oreille. On a dit « stop ». On sait que la voiture est là-bas, tout correspond donc on est allés voir le juge d’instruction. Il nous a dit: « Ecoutez, les filles sont aux USA, on va monter un dossier costaud et on va y aller. » Au mois d’octobre 88, nous arrivons à Arlington, lieu de résidence des 2 victimes. On a été reçus par le chef de la police. Ils ont convoqué les jeunes filles. Nous avons alors présenté toute une collection de livres comportant chacun le mot « culpabilité » ou « coupable » sur la jaquette. Très rapidement, le temps de dévisager toutes les jaquettes des livres, le livre « Coupable à tout prix » a été identifié systématiquement par les 2 filles. Une jeune fille a commencé à faire une crise de nerfs, à crier. C’était émouvant de voir ça car a priori, le titre ne l’a pas trop surprise. C’est le visage, la photo d’identité qui a créé cette émotion. Les 2 victimes ont identifié à la fois, sur la jaquette du livre, leur agresseur, L.Tangorre, et également sur l’album photo que nous avions à présenter. La photo de L.Tangorre est noyée au milieu d’autres photos et les photos de 4L qui se ressemblent toutes, quand on les voit, sauf au travers des détails. Elles reconnaissent le véhicule. Elles ont été submergées par l’émotion. Ca a été très dur pour elles. Le juge a décidé à ce moment-là de procéder à l’interpellation de L.Tangorre. Ce matin-là, à 6h, elles se sont présentées au bureau de tabac. L.Tangorre était présent, seul. Je lui notifie son placement en garde à vue pour des faits de viol. D’emblée, il nous dit: "Attendez, je suis étranger à cette affaire. Là, dans l’arrière-boutique, on découvre les piles de bouquins, décrites parfaitement par les 2 victimes. On est très surpris. On continue et on dit: « Maintenant, on va à votre domicile, à Lyon. » On commence à chercher. Et là, on se rend compte qu’il y a un jean blanc. On le prend. Il y avait 7 ou 8 pantalons que l’on saisit, un pull Lacoste jaune à manches longues. « Pourquoi vous les saisissez? Des pulls Lacoste, j’en ai! » Il en a sorti une paire ou 2. On fait les scellés. En partant, je vous garantis, on avait une sacrée garde-robe. Je l’interroge sur l’ensemble des éléments qu’on a en notre possession. Là, il est dans le déni intégral. « Je n’ai rien à voir avec tout ça. Je ne sais pas de quoi vous me parlez. Je ne comprends pas ». Ce n’était pas lui. Ce n’était pas lui. « J’ai été à Marseille et je n’ai jamais pris de personne dans mon véhicule. » Il va prétendre que le jour du viol, il était à une fête de famille, un baptême à Marseille. Il dit qu’il est resté chez papa et maman. Les parents confirment l’alibi de L.Tangorre. « Tout s’est bien passé, tout le monde était content de le voir. Nous avons les photos du baptême. Regardez, il était là. » Sauf que ses habits vont le confondre. Il a exactement des pieds à la tête la tenue que décrivent les Américaines. On voit un T-shirt clair, un pantalon clair. Ca nous fait sourire. On se dit: « Tiens, son père l’habille. » Les photos de la fête ont été fournies par Joseph et Marie Tangorre, en toute bonne foi. C’était inimaginable pour eux qu’il soit de nouveau poursuivi. J’ai dit qu’il fallait faire venir les victimes, maintenant. Il fallait que parmi une parade, elles reconnaissent l’intéressé. On se dit qu’on ne va pas prendre des gendarmes car ils ont souvent les cheveux courts. Ca, on évite. On prend des gens dans la rue. On les habille pareil. On fait rentrer la 1re victime qui reconnaît formellement L.Tangorre. On change de numéro et surtout, on le change de place. La 2e victime rentre et elle est complètement submergée par l’émotion. Elle fond en larmes. La 2e victime a identifié formellement son agresseur comme étant L.Tangorre. J’interroge à ce moment-là L.Tangorre. Il m’a questionné: « Alors, la parade de présentation, qu’est-ce que ça a donné? » Je lui ai répondu que ça ne faisait aucun doute. Sa réponse a été: « Alors, je suis innocent. » Il était persuadé qu’il n’y était pour rien dans cette affaire et qu’elles ne l’avaient pas reconnu. On part le soir tout de suite. On arrive vers 22h à Nîmes. Le juge nous attendait. La presse était au bord du palais de justice. Tangorre a ouvert la vitre en disant qu’il était innocent. Là, c’était encore la même chose. « Cette fois-ci, je suis victime d’un complot international. » Bis repetita. « Je suis innocent, c’est une erreur judiciaire manifeste je vais le prouver. » Il dégageait une persuasion. Il avait une assurance car il était au zénith de sa gloire. Il avait convaincu toute l’intelligentsia. Il était à l’apogée de son image, de cette image dorée qu’il veut avoir de lui-même, valorisante au maximum. Il ne faut pas oublier que c’est un pervers. Ils sont très manipulateurs. Ces gens ont un sens de conviction, un discours qui surmonte toutes les difficultés dialectiques, doublé d’une intelligence qu’il a. Il sait très bien faire croire une vérité qui n’est pas celle du fond, celle de cette image qui ne peut pas être écaillée. Je suis allée le voir à Nîmes. Comme pour la 1re affaire, il se disait totalement innocent des faits reprochés. Il pense être l’objet d’une véritable machination. C’est ce qu’il me dit. Quand j’ai pris connaissance du dossier, j’étais bien embêtée. Je lui ai dit: « Luc, ce dossier est accablant. Il faut faire quelque chose. Là, si c’est toi, tu risques beaucoup moins en étant franc et en disant la vérité. » Et là, il s’est fâché. « Ah non, ce n’est pas moi! » Il avait l’air sincère, bouleversé par cette 2e affaire. L.Tangorre est un individu qui, de par son côté affable et courtois, est plutôt déstabilisant. C’était très difficile d’imaginer que ce garçon aurait pu commettre ce genre de faits. Il a même mis en cause les policiers marseillais qui auraient monté une machination. Il faut dire que les services de police de Marseille se sont vraiment réjouis de la 2e affaire. Ils étaient contrariés que Luc ait pu avoir une grâce présidentielle. L.Tangorre me dit: « Je n’aurais jamais pu partir de Marseille à l’heure à laquelle elles disent que je les ai prises en auto-stop à la sortie de Marseille, aller à Nîmes, les violer et revenir. » C’était pour lui quelque chose d’impossible. Il y a eu des reconstitutions successives. A la sortie, on a démontré qu’il était possible de faire le trajet alors qu’il affirmait que c’était impossible. L’énorme question qui nous hantait tous, c’était pourquoi cet individu qui fait le trajet Marseille-Lyon, dévie totalement de son trajet pour venir sur Nîmes? Et puis, le hasard. Dans le cadre d’une autre enquête judiciaire, je vais à la brigade de recherche de Nîmes. Un fonctionnaire de cette brigade me dit: « Je t’ai vu en photo sur le journal avec L.Tangorre. Quand vous arriviez au palais de justice. » Il me chambre un peu et me dit: « Tu sais, j’ai fait la connaissance d’une de ses amies d’enfance. » Je lui demande où ça. « Eh bien, sur Nîmes. » On savait que L.Tangorre nous avait caché cette partie nîmoise puisqu’il vivait dans la résidence des Jonquilles. Donc, je l’entends sur L.Tangorre. Je lui demande si ça la gênerait de me montrer les endroits où ils avaient l’habitude de jouer. Elle me dit: « Non, pas du tout. » On part en voiture. Elle me guide et le 1er endroit où elle m’emmène, c’est le verger où les faits se sont déroulés. Dans cette direction, vous avez le lotissement où se trouve le bâtiment les Jonquilles. Il venait directement ici, sachant pertinemment où il allait stationner. C’était un piège tout réfléchi, de les emmener directement ici. Ce qui est gênant, c’est l’accumulation. A côté, il oppose des scénarios impossibles et sa conviction. Il disait que ce n’était pas lui. Après, il fallait faire rentrer chaque chose dans les cases et c’était là que ça devenait compliqué. Je rencontre L.Tangorre à la demande du juge d’instruction de Nîmes, dans le cadre de cette affaire de viol de 2 Américaines. Au départ, il est très défensif. Après, il m’a dit: « Quand même, si on vous a désignée pour moi dans cette affaire, vous ne devez pas être une mauvaise psychologue. » La 1re affaire, il l’a construite d’une certaine façon qui fait qu’après, il est dans ce personnage. C’est plus le Tangorre d’origine, c’est celui qui va se faire le porte-parole de toutes les victimes des erreurs judiciaires et du dysfonctionnement du système judiciaire. Ca, il en est absolument le héros. Dans la 1re affaire, il dit que ce n’est pas lui, c’est un sosie. Dans la 2e affaire, ce n’est plus un sosie car ce n’est pas possible qu’un sosie ait la même voiture que lui, les mêmes détails à l’intérieur, les mêmes livres… Là, on s’approche de quelque chose de beaucoup plus dangereux. Si ce n’est pas un sosie, c’est un double qui, tout d’un coup, lui renvoie une image de lui qu’il ne peut pas accepter. S’il se reconnaissait dans ce personnage, il basculerait dans un gouffre dont il ne pourrait plus sortir. Qu’est-ce qui fait vivre L.Tangorre? C’est l’erreur judiciaire. La victime, c’est lui. Ce n’est pas les autres. Les autres racontent n’importe quoi. C’est quelqu’un tellement soucieux d’être conforme que quand on parle de Tangorre, il nous renvoie toutes les images qu’on lui renvoie de lui. Son argumentation, c’est: « Voyez, ma famille, ma copine, même les personnalités, Marguerite Duras… Ils me renvoient que je suis quelqu’un de bien. Donc, je suis quelqu’un de bien. » Le frère gentil, le bon camarade, l’ami serviable, le boute-en-train, le sportif, le dynamique… Il y avait cette image-là. Il s’est complètement laissé emprisonner dedans. Il n’a jamais voulu qu’elle soit effritée. Il ne faut pas perdre de vue que les 2 personnes qu’il a réussi à convaincre à l’origine et qui, à mon sens, n’ont fait que le conforter dans l’idée qu’il était innocent, c’était ses parents. C’est difficile de mentir à ses parents, en tout cas, de les trahir. Tu es contente? Oui. Papa… Ses parents sont des gens habités par l’innocence de leur fils. On peut le comprendre. Ils vivent une souffrance absolue. Il était fusionnel avec son père et sa mère. Il n’était pas question qu’il apparaisse aux yeux des siens comme un voyou. Le comité de soutien, ces gens-là étaient toujours mobilisés. 1re erreur judiciaire: « On a raison puisqu’il a été gracié. » 2e fait: « Ce n’est pas possible, ce n’est pas lui, on le connaît, c’est un gentil garçon, il ne peut pas être l’auteur ». M.Duras écrivait des lettres à L.Tangorre tous les 3 jours, des romans, et lui aussi. M.Duras était sûrement une bonne écrivaine mais elle était, je crois, très travaillée par la notion de culpabilité. Elle était embarquée par son discours, sans aucun recul. Dans une lettre, elle traite mes clientes de petites garces, elle dit que ce sont des menteuses, des complotistes, qu’elles se prêtent à un jeu de vengeance de la justice car il est sorti en liberté conditionnelle et que la justice ne veux pas reconnaître ses erreurs, etc. Lorsque G.Tichané est allée voir le juge d’instruction, il lui a dit: « J’ai ça, ça, ça, ça. Des preuves évidentes, accablantes de la culpabilité de L.Tangorre. » Elle s’est effondrée. Elle n’a pas supporté une seconde l’idée que son poulain soit coupable. Un an après, Mme Tichané est décédée. Ca a été un choc. Vous vous battez pour quelqu’un, vous croyez en son innocence de manière absolue et il retombe une 2e fois. Ce n’est pas possible. A partir de la 2e affaire, je n’étais plus du tout convaincue de son innocence. C’est tout. C’est vraiment douloureux. Assez rapidement, toute une partie des gens se dit: « Non, pas 2 fois ». Pas mal de gens se sont désolidarisés. Le L.Tangorre qui avait réussi dans un 1er temps, lors de son 1er procès, à emmener avec lui toute une cohorte d’intellectuels, cette fois, la porte se ferme. La plupart de ces intellectuels ouvrent les yeux et reconnaissent qu’ils se sont trompés.

Pour la 2e fois, L.Tangorre se retrouve devant une cour d’assises. Déjà condamné en 83 pour une douzaine de viols et d’attentats à la pudeur, il est cette fois accusé de 2 autres viols commis dans le sud-est en 88. Son procès commence aujourd’hui à Nîmes. Pendant le procès, il réagissait, égal à lui-même. Il était très virulent, partie prenante. Il fallait le calmer. C’était très compliqué. Je me souviens qu’il avait 3 ou 4 classeurs pleins à craquer, qu’il feuilletait de temps en temps. Ce qui terrifiait ses avocats car dès qu’ils disaient quelque chose, il ouvrait aussitôt un classeur et contredisait leur travail. C’était quand même très tendu avec le président. C’était limite, ça ne se passait pas bien. Il répond d’abord poliment et après, le naturel reprend le dessus, il reprend le président. A un moment, il lui dit: « Taisez-vous, c’est mon procès, ce n’est pas à vous de parler. » Ca a jeté un petit froid. Face à des points pour lui terribles, des accusations circonstanciées, argumentées, documentées, il opposait toujours quelque chose. Les avocats de la défense prenaient le contre-pied mais leurs discours étaient transparents. Lors de ce procès, L.Tangorre est défendu par 5 avocats, dont plusieurs ténors du barreau. Alain, on voit souvent des accusés défendus par plusieurs avocats. On peut en avoir autant qu’on veut? Oui. On se rend compte d’ailleurs en voyant des affaires récentes que la taille des salles d’audience grandit, à tel point qu’il faut parfois louer un gymnase ou en construire une pour accueillir les parties civiles, les spectateurs mais aussi une profusion d’avocats. Il n’y a pas de limite. On sait qu’il n’y en a qu’un seul en garde à vue mais quand on est dans la procédure, en fonction de la technicité, de la compétence ou de l’éloquence des avocats, on peut s’en adjoindre autant que nécessaire. Il n’y a pas de limite. Cependant, le temps des audiences est strictement réglementé. On essaye de faire tenir tout le monde dans le temps imparti, mais il n’y a pas d’indications spécifiques ; tous ont le droit de plaider. En général, le président du tribunal organise une répartition des rôles suffisante pour que chacun puisse s’exprimer dans les délais impartis. Les nombreux avocats de L. Tangorre parviendront-ils à le disculper ? L’issue du procès est très incertaine. Ce qui était effrayant chez lui, comme l’ont décrit beaucoup de mes clientes, c’était son regard. Il avait un regard qui me pétrifiait. Elles ont témoigné à la barre en sanglotant toutes les deux, paniquées, ayant peur de tourner le visage vers l’intéressé. Carrol a dit : « J’en suis sûre, c’est lui. » Il répond : « C’est quelqu’un qui doit me ressembler, mais ce n’est pas moi. » Il a reconstruit une image lisse, ça ne peut pas être lui. C’est encore le pauvre innocent et il ne reconnaîtra jamais. Jenifer, la deuxième, a pointé son doigt : « Oui, c’est lui. » « C’est lui qui m’a violée et s’il ne voulait pas aller en prison, il ne fallait pas me faire ça. » Le procès était terminé. Il n’y avait plus d’histoires, plus de preuves. Cour d’assises de Nîmes hier soir, 22h45, le verdict : L. Tangorre est condamné à 18 ans de réclusion. Ses parents manifestent violemment leur désespoir. Ils sont expulsés de la salle d’audience. Une erreur judiciaire ! Mon fils est innocent ! Pourquoi le gardent-ils ? Ils n’ont pas le droit de le garder. Il est innocent. Sachez-le. Je vous en supplie, je vous assure. Il a masqué la vérité ! Il a masqué la vérité ! L. Tangorre crie dans le box : « Mais non, pas 2 fois ! » Il a poussé un hurlement. Le pire de tout, en écho : le cri de sa mère, un cri de bête. C’était quelque chose d’épouvantable. Ce président est un assassin ! Le président a mal mené les débats depuis le début. Il nous a torpillé tous les témoins. Je vous assure, c’est une horreur judiciaire. Croyez-moi, c’est la vérité, Luc a dormi à la maison. C’est confirmé par des témoins. Le procureur est un monstre ! Joseph Tangorre, le père, était fou furieux. Tout ce qu’il avait fait… Pour eux aussi, c’est le déni d’une vie entière qui s’effondre sous leurs yeux. Ils ont bien compris que c’était leur fils. Tout s’écroule, leur vie entière car ce sont des gens bien. Quand j’apprends qu’il est condamné à 18 ans de prison, je me dis que je ne m’étais pas trompé. Je me rappelle que j’avais eu ma cliente au téléphone à l’époque. Je lui avais dit : « On a eu affaire à de gros enfoirés. » C’est là qu’on a eu les excuses de Vidal-Naquet. P. Vidal-Naquet a fait une tribune mais c’était du bout des lèvres par rapport à mes clientes. Il ne s’est pas appesanti sur le fait de devoir des excuses, de reconnaître leur souffrance, leur combat pendant 4 ans contre L. Tangorre. Il aurait pu ajouter aussi qu’il s’excusait auprès de moi car j’ai tout pris dans la gueule. Vous me direz, c’est une affaire d’entraînement. En 2000, L. Tangorre a purgé sa peine. Il recouvre la liberté et fonde une famille. Pendant 15 ans, il ne fait plus parler de lui. Nous sommes en 2015. Ma cliente, un jour, rentre de l’école et dit à ses parents qu’elle a un secret à leur confier. Elle raconte que lorsqu’elle était en vacances au Grau-du-Roi, elle avait fait la connaissance depuis quelques années d’une petite fille et que le père de cette petite avait eu un comportement pas très délicat à son endroit. Le premier épisode qu’elle raconte est qu’elle était en train de ramasser des coquillages sous l’eau, qu’il lui dit « il y a une bête » et finalement, il lui montre son sexe. Une autre fois, il lui a demandé de baisser sa culotte et lui a caressé les parties intimes. Elle en parle à sa maman. Le lendemain, elle décide d’aller à la gendarmerie pour déposer plainte. Les gendarmes prennent au sérieux cette plainte. C’est en faisant un recoupement avec quelques informations qu’ils se rendront compte que quelque temps auparavant, des plaintes avaient été déposées également contre cet homme. Ils ont organisé ce qu’on appelle un tapissage sur photos. On a présenté plusieurs individus à la cliente et elle a reconnu la photo de L. Tangorre. Je me rends compte que cet individu fait aussi l’objet de plaintes très récentes. Nous sommes en 2015, on se rend compte qu’on lui reproche des faits d’août 2014. L’arrestation et la mise en examen de L. Tangorre, surnommé le violeur des quartiers sud de Marseille. Laissé libre sous contrôle judiciaire, il est soupçonné d’attouchements sur une fillette le week-end dernier au Grau-du-Roi. Il recommence. Je suis député d’ici donc le Grau-du-Roi est ma circonscription. Quand il se fait gauler là-bas, le député est directement informé. Je suis éberlué. Il a une insistance, c’est le moins qu’on puisse dire. Il n’arrêtera jamais. Il a une petite fille de 13 ans avec son épouse, avec qui il vient chaque année en vacances au Grau-du-Roi. C’est une plage du Gard, très familiale. Le premier incident qui justifie son arrestation se passe dans une structure de jeux gonflables. Pour accéder à ce jeu d’enfant, il fallait donner son nom. L. Tangorre donne bien son prénom mais un faux nom. Il rentre dans le jeu. Il prétend ensuite, quand il est interpellé quelques minutes plus tard car il est recherché par les gendarmes, qu’il est rentré dans le jeu car il avait peur qu’un pervers s’approche de sa fille. À la fin, c’est lui qui est suspecté d’abus sexuels sur une gamine de 12 ans. On sent une certaine effervescence dans cette petite commune du Grau-du-Roi, comme s’il y avait une prise de guerre. Je viens pour des faits sans commune mesure par rapport à ceux de son passé. Son positionnement sera de contester les faits. Pour lui, c’est une bousculade dans un château gonflable. C’est un récidiviste du viol. Forcément, la parole de la jeune victime prendra du crédit. Elle en prendra d’autant plus que rapidement, d’autres témoignages parviennent aux enquêteurs de la gendarmerie. Trois jeunes filles, toutes mineures, indiquent à peu près la même chose : un homme est venu les aborder, aurait effectué des attouchements sur ces jeunes filles. Une jeune fille, parce qu’elle a vu la photo de L. Tangorre qui a été publiée dans le journal, fait le lien avec un incident qu’elle a subi dans une salle de jeux : là encore, un homme vient contre elle, se frotte, essaye de la toucher. Quand elle voit la photo, elle le reconnaît. L. Tangorre a comparu aujourd’hui à Nîmes suite aux plaintes de trois jeunes filles mineures pour agressions sexuelles au Grau-du-Roi en 2014. Les faits reprochés sont : exhibitionnisme, attouchements, frottements insistants dans des aires de jeux ou sur la plage sur des fillettes de 10, 12 et 15 ans. Les victimes espèrent aujourd’hui réparation. L. Tangorre arrive détenu. Il arrive les menottes aux poignets entre deux policiers dans le box, car il est à cette époque mis en cause dans une autre affaire à Lyon. La problématique, c’est le nombre et le fait qu’on lui ressorte un passé d’il y a 26 ans. Dans sa bouche, les deux précédentes condamnations aux assises sont des erreurs judiciaires. Il traite ma cliente de menteuse, de même pour les autres jeunes filles. On est à la plage, on est un papa, on joue avec ses enfants dans l’eau comme on a tous fait. Il s’en prend à la copine de sa fille. C’est très malsain, très misérable. On est bien loin des comités de soutien, de la flamboyance, des demandes de grâce de François Mitterrand, de Marguerite Duras… Il n’a rien fait. Il ne comprend pas pourquoi on l’accuse. Il est victime de son nom, presque de sa légende judiciaire. « Parce que je suis célèbre, on vient profiter de ma notoriété pour m’atteindre et sûrement essayer de récupérer de l’argent ‹ sur mon dos. › » C’est sa position. Le sentiment que j’ai, c’est que L. Tangorre n’a pas droit à l’oubli et qu’on aura toujours envie de lui placarder son passé. Quoi qu’il dise, on n’a plus envie de le croire. Voilà le sentiment. Il a été condamné à 3 ans et demi de prison ferme, ce n’est pas rien. Les psychiatres s’accordent à dire qu’il n’y a pas véritablement de thérapie pour ce type de profil. Quelqu’un qui nie les faits ne va évidemment pas pouvoir ouvrir cette porte sur son psychisme. On est au stade zéro et on se retrouve avec la même personne que 30 ou 40 ans auparavant, qui dit : « Ce n’est pas moi, c’est un complot, je n’y suis pour rien. » 3 ans et demi pour une bousculade. 3 ans et demi pour une main qui effleure une cuisse. 3 ans et demi pour une exhibition… La peine qu’il a prise demeure extrêmement importante par rapport à la nature des faits. S’en prendre au corps d’une femme est quelque chose de grave. Une agression sexuelle, c’est détruire une femme. Lorsqu’il s’agit d’une enfant en phase de construction, c’est encore pire. Malgré ses différentes condamnations, L. Tangorre a passé sa vie à nier son implication dans les faits qui lui sont reprochés. Peut-on parler de déni criminel ? Les psychiatres considèrent que le déni est une défense souvent inconsciente mais pas toujours de mauvaise foi. Il peut être un effet de refoulement, d’esquive, de protection de soi-même, d’une réalité perçue comme trop dangereuse ou trop destructrice alors même qu’on peut être coupable. Le système judiciaire, lorsque le faisceau de présomptions ou l’accumulation de preuves ou de premiers aveux fait face au déni, le sanctionne souvent très durement. Condamné à nouveau, L. Tangorre retourne en prison. Quelques mois plus tard, il sera relaxé dans une affaire de tentative de corruption de mineur. Il évoque sans arrêt une machination, une cabale mais celui qui a manipulé les autres, c’est lui. Le combat légitime de l’erreur judiciaire est valable et louable mais ils ont misé sur le mauvais cheval. On punit et on a l’impression qu’on a réglé le problème. On n’a rien réglé du tout. La comptabilité est tenue. Qu’est-ce qu’on sait de plus ? C’est quand même un cas étonnant de récidive, de réitération, de persistance dans le système, de dénégation. De tout cela, on n’en a tiré aucun enseignement clinique. On le condamne mais on ne l’arrête pas. L. Tangorre a aujourd’hui 65 ans, bientôt 66. J’ose espérer qu’il se rangera des voitures. 66 ans, ce n’est pas vieux. Je dis qu’on peut craindre. À quand la prochaine victime ? À 65 ans, L. Tangorre est aujourd’hui libre. Il se dit toujours innocent des faits pour lesquels il a été condamné.