Je suis libre ? Soit.
Mais comment dois-je agir ? Je puis choisir, m’abandonner, m’engager, me dégager, me fier au Destin, chercher la destruction. De l’existentialisme au taoïsme les prises de position extrêmes sont examinées. Finalement : la dignité de l’homme s’exprime par une exigence infinie de la liberté. Quel usage doit-il en faire ?
La sagesse répond : un usage nul.
extrait:
Quelqu’un m’a raconté qu’étant entré dans la gare de Milan, d’où des trains partent dans toutes les directions de l’Europe par suite de la situation de la ville, il avait été pris d’une affreuse angoisse à la pensée qu’il pouvait aller aussi bien à Lyon qu’à Berlin, à Venise qu’à Marseille, à Vienne qu’à Constantinople.
Il faut dire aussi qu’il se trouvait dans cette situation privilégiée qui consiste à n’en point avoir pas de métier, pas de famille, aucune attache d’aucune sorte c’est ce qui s’appelle être libre, mais bien entendu pas d’une « liberté en situation ». Et à cette idée de la multitude des possibles s’ajoutait le sentiment vif interne de la puissance personnelle je puis, si je veux, prendre un billet pour telle ou telle direction,l’employé ne demandera qu’à me satisfaire. Il ne penchera même pas en faveur du plus long trajet, du plus cher, comme ne manquerait pas de le faire un bon vendeur dans un magasin.
Il me laisse libre, libre comme Hamlet. De là naît un sentiment d’angoisse qui est en même temps un sentiment d’ivresse, angoisse devant la multiplicité des termes proposés au choix, ivresse devant la puissance à déployer, intacte et toujours neuve, mais qui risque de se compromettre et de se perdre à l’usage.
Le vertige qui saisit l’homme devant la multitude des possibles est donc fait à la fois d’angoisse et d’ivresse. Encore n’avons-nous parlé jusqu’ici que d’hommes à peu près normaux.
"Entretiens sur le bon usage de la liberté, par Jean Grenier.