Longtemps, je n’ai pas lu Proust.
Son air de dandy et sa fameuse moustache sur sa photo quasi officielle ne m’inspirait pas confiance. Il y a tellement de livres et tellement d’écrivains, une infinité en fait, que lorsque vient le moment de choisir on doit bien se fier aux apparences. Alors finalement, à l’âge respectable de 62 ans, je me suis lancé, non sans hésitation, dans la lecture de l’intégrale des sept livres de « à la recherche du temps perdu ».
Je ne sais plus trop combien de temps cela m’a pris, probablement un mois et demi, sur ma liseuse, un peu chaque jour. Mais j’en suis venu à bout. Avec difficulté. À part la fameuse première phase du premier ouvrage qui est assez courte, quasiment tout le reste est constitué de phrases extrêmement longues, tarabiscotées, pénibles à déchiffrer. Un style certainement unique qui a en grande partie fait sa renommée, mais pas à la portée de tout le monde. Je suis pourtant friand de la belle langue française, mais je me suis surpris à plusieurs reprises à lire des mots dont je ne connaissais pas le sens.
J’ai quelquefois eu l’impression de perdre mon temps. J’en garde un souvenir partagé, je vois bien la chronique sociale. Mais c’est le drame de cette vie étouffée aux deux sens du terme qui m’a frappé. Vivre toute sa vie dans un cocon sans jamais connaître le Monde, en ayant été seulement dans « le monde ». Terrible. J’ai lu le récit de la vie d’un prisonnier. Je n’y ai pris aucun plaisir.
Il est sans doute de pire prison, mais l’opulence, la richesse, la renommée, l’absence quasi totale de liberté dans son milieu social de grands bourgeois et d’aristocrates me l’a fait prendre en pitié.
En refermant ce livre, j’ai réalisé que cette quantité de mots, de phrases, était bien la seule façon qu’il avait trouvée de combler le vide de son existence. Il ne me semble pas qu’il ait été à la recherche du temps perdu, mais plutôt à la recherche de l’espace manquant, celui qu’il a toujours empêché de respirer, de choisir sa vie, de se mouvoir ou il entendait.
Une époque tellement différente de la nôtre, un milieu social tellement éloigné du mien, j’ai tout de même essayé de trouver des points d’accroche. Alors oui curieusement il est né un 10 juillet comme moi, il était asthmatique comme moi, il a failli en mourir à l’âge de neuf ans et cela me rappelle de terribles souvenirs. Après avoir établi cette petite liste, je suis bien heureux de n’avoir pas eu son destin et d’avoir un peu pu jouer sur le mien.
Il a pourtant traversé une époque parmi les plus exaltantes mais aussi les plus terribles de l’humanité. Je veux parler de ces formidables inventions électricité, l’aviation, le téléphone, qu’il ne cite quasiment jamais comme si ces inventions qui bouleversaient l’humanité n’étaient pas de son monde. Et la guerre de 14, qu’il traverse, comme Zweig, sans s’en apercevoir comme on passe la main à travers un ectoplasme. Je suis bien persuadé qu’il aurait pu écrire tous ces ouvrages 200 ans avant, il n’y aurait eu aucune phrase à changer. Ses ouvrages sont en ce sens intemporels.
On pourrait penser que de si longues histoires pourraient donner l’idée à un réalisateur de films de mettre ces ouvrages en images. Je sais bien que cela a été tenté mais sans grand succès. L’explication est que aussi longs et prolifiques que soient ses ouvrages et les années de sa vie qu’ils décrivent, il ne s’y passe pratiquement rien. Rien de cinématographique, rien à montrer. On reste prisonnier de son imagination on ne voit pas le monde dans lequel il vit, on ne voit que le fonctionnement de son cerveau.
C’est assez paradoxal. Mais pas unique. Combien d’ouvrages interminables ont été écrits à propos de pas grand-chose et parfois de rien. On loue parfois son étude psychologique des personnages. Je la trouve très superficielle et ne peux guère en tirer aucun enseignement.
Alors, Marcel Proust reste évidemment un monument de la littérature française. Mais un monument baroque, surchargé. Dont on peut admirer la complexité, la maîtrise stylistique, sans jamais se sentir proche ni de lui-même ni de ses personnages semi fictifs ; guère d’humanité dans ses ouvrages. De ces artistes dont on admire la technique, le coup de pinceau, sans jamais pouvoir dire ce qu’ils ont peint.
Marcel Proust est un technicien de la littérature, il n’inspire pas, ne fait pas rêver. Il a trainé sa vie comme un boulet.
Il faut le lire, comme on visite un monument de l’intérieur, sans pouvoir s’extasier sur sa façade, sans savoir dans quelle ville on est.